1 ...6 7 8 10 11 12 ...21 – On ne peut toujours pas dire que sa profession n’est pas connue à l’école, remarqua M. Bounderby. Dans huit jours, vous auriez eu toute la classe rangée autour du cirque, à regarder les saltimbanques par-dessous la toile.
– Je commence à le croire, répliqua son ami. Bitzer, montrez-nous les talons et rentrez chez vous. Jupe, restez ici un moment. Que je vous prenne à courir encore de cette façon, et vous aurez de mes nouvelles par l’entremise du maître d’école. Vous me comprenez ?… Bitzer ? allons, disparaissez. »
L’écolier cessa de cligner ses yeux, salua de nouveau en portant son poing à son front, regarda Sissy, se retourna et battit en retraite.
« Maintenant, dit M. Gradgrind, conduisez-nous, monsieur et moi, vers votre père ; nous allons chez lui… Que portez-vous dans cette bouteille ?
– De l’eau-de-vie, dit M. Bounderby.
– Oh ! non, monsieur ; ce sont les neuf huiles.
– Les quoi ?
– Les neuf huiles, monsieur, pour frotter papa. »
Alors M. Bounderby reprit avec un éclat de rire bref et bruyant :
« Et pourquoi diable frottez-vous papa avec neuf huiles ?
– Nos écuyers se servent toujours de cela, monsieur, quand ils se sont fait mal dans le cirque, répliqua Sissy, qui regarda par-dessus son épaule afin de voir si son persécuteur avait disparu. Ils attrapent bien des mauvais coups dans leur état, vous savez.
– Ils n’ont que ce qu’ils méritent, dit M. Bounderby ; cela leur apprendra à faire un métier de paresseux. »
Elle regarda M. Bounderby avec un mélange de surprise et d’effroi.
« Par saint Georges ! dit M. Bounderby, j’étais plus jeune que vous de quatre ou cinq ans, que j’étais couvert, moi aussi, de meurtrissures, et dix huiles, vingt huiles, quarante huiles, n’auraient pas été capables de les guérir. Je ne les attrapais pas à faire des poses, moi, mais à force d’être bousculé. Je ne dansais pas sur la corde, moi ; je dansais sur la terre ferme, moi, quoiqu’on me fît danser à coups de corde ! »
M. Gradgrind était assez dur, mais il était loin d’être aussi rude que M. Bounderby. Il n’était pas méchant, à tout prendre ; il aurait même pu rester très-bon, sans une grosse erreur de calcul qu’il avait commise, bien des années auparavant, en établissant la balance de son caractère. Tout en descendant par une ruelle, il dit d’un ton qu’il cherchait à rendre encourageant :
« Et nous voici à Pod’s End, hein, Jupe ?
– Oui, monsieur, c’est ici ; et s’il vous plaît, monsieur, voici la maison. »
Elle s’arrêta, vers l’heure du crépuscule, devant la porte d’un méchant petit cabaret, éclairé intérieurement par des lueurs rougeâtres et blafardes ; on aurait dit que ce bouge sale et misérable, à défaut d’autres pratiques, se serait mis à boire son fonds, et que, selon le sort commun à tous les ivrognes, il n’en avait pas pour longtemps à se voir au bout de son rouleau.
« Il n’y a qu’à traverser la salle commune, monsieur, et à monter un escalier, si vous voulez bien, monsieur ; attendez un instant que j’aie allumé une chandelle. Si vous entendez aboyer un chien, ce n’est que Patte-alerte, n’ayez pas peur, il ne mord pas.
– Patte-alerte et les neuf huiles, hein ! dit M. Bounderby entrant le dernier avec son rire métallique. Pas mal, pas mal du tout pour un homme positif qui s’est fait tout seul ! »
CHAPITRE VI.
le cirque de Sleary.
Le cabaret en question avait nom « les Armes de Pégase. » Il aurait été mieux nommé les jambes de Pégase 1; quoi qu’il en soit, au-dessous du cheval ailé de l’enseigne, on lisait en caractères romains AUX ARMES DE PÉGASE. Plus bas encore, dans un cartouche ondoyant, le peintre avait tracé d’une main légère le quatrain suivant, qui n’était pas tout à fait selon les règles les plus exactes de la poésie :
Bonne orge fait de bonne bière ;
Entrez, la nôtre est bien nourrie.
Bon vin fait de bonne eau-de-vie ;
Venez en prendre un petit verre.
Dans un cadre accroché au fond de l’obscur petit comptoir, on voyait un autre Pégase, un Pégase théâtral, avec des ailes de vraie gaze superposées, un corps tout constellé d’étoiles de papier doré et un harnais éthéré représenté par du cordonnet de soie rouge.
Comme il faisait déjà trop sombre dans la rue pour qu’on pût distinguer l’enseigne, et comme il ne faisait pas encore assez clair dans le cabaret pour qu’on pût distinguer le tableau, M. Gradgrind et M. Bounderby n’eurent pas occasion de se formaliser de ces attributs mythologiques. Ils suivirent l’enfant et gravirent, sans rencontrer personne, quelques marches d’un escalier assez roide qui débouchait dans un des coins de la salle commune, puis ils s’arrêtèrent dans l’obscurité, pendant que Sissy allait chercher sa chandelle. Ils s’attendaient à chaque minute à entendre la voix de Patte-alerte ; mais lorsque l’enfant et la chandelle apparurent à la fois, ce célèbre chien savant n’avait pas encore aboyé.
« Papa n’est pas dans notre chambre, monsieur, dit l’écolière avec un visage étonné. Mais si vous voulez bien entrer un instant, je ne tarderai pas à le trouver. »
Ils entrèrent ; et Sissy, ayant avancé deux chaises, s’éloigna d’un pas rapide et léger. C’était une pauvre chambre à coucher misérablement meublée. Le bonnet de coton orné de deux plumes de paon et d’une queue de perruque en guise de mèche, coiffure dans laquelle signor Jupe avait, cette après-midi même, égayé un spectacle varié par « ses chastes plaisanteries et reparties shakspeariennes, » ce bonnet était accroché à un clou ; mais on n’apercevait aucune autre portion de la garde-robe du clown, aucun autre indice du clown lui-même ou de ses occupations. Quant à Patte-alerte, le respectable ancêtre de ce très-savant quadrupède, au lieu de s’embarquer à bord de l’arche, aurait tout aussi bien pu en avoir été exclu par accident, car l’auberge des Armes de Pégase, muette à son endroit, ne fournissait nulle preuve du contraire ; rien n’y révélait à l’œil ou à l’ouïe l’existence d’un chien.
Ils entendirent les portes de plusieurs chambres s’ouvrir et se refermer à l’étage supérieur, tandis que Sissy allait de l’une à l’autre en quête de son père ; et bientôt après des voix qui exprimaient la surprise. Elle redescendit l’escalier quatre à quatre, revint en courant, ouvrit une vieille malle de cuir délabrée et mangée aux vers, la trouva vide, et regarda autour d’elle, les mains jointes, le visage plein de terreur.
« Il faut que papa soit retourné au cirque, monsieur. Je ne sais pas ce qu’il peut avoir à faire là-bas, mais il doit y être ; je le ramènerai dans un instant. »
Et la voilà partie, sans chapeau, laissant flotter derrière elle sa longue et noire chevelure d’enfant.
« A-t-elle perdu la tête ? dit M. Gradgrind. Dans un instant ? Mais il y a plus d’un demi-mille d’ici à la baraque ! »
Avant que M. Bounderby eût eu le temps de répondre, un jeune homme parut sur le seuil de la porte, se présenta, à défaut de lettre d’introduction, avec la formule « Vous permettez, messieurs ? » et entra, les mains dans les poches. Son visage, rasé de très-près, maigre et jaune, était ombragé par une profusion de cheveux noirs, brossés en rouleau autour de sa tête, avec la raie au milieu du front. Ses jambes étaient très-robustes, mais plus courtes qu’il ne convient à des jambes bien proportionnées. Si ces jambes étaient trop courtes, par compensation, sa poitrine et ses épaules étaient trop larges. Il portait un habit à la Newmarket, un pantalon collant, et un châle roulé autour du cou ; il sentait l’huile à quinquet, la paille, la pelure d’orange, le fourrage et la sciure de bois, et avait l’air d’une espèce de centaure très-étrange, produit de l’écurie et du théâtre. Personne n’eût pu indiquer avec précision où commençait l’homme, où finissait le cheval. Ce monsieur était désigné sur l’affiche sous le nom de M. E. W. B. Childers, si justement renommé pour son saut prodigieux dans le rôle du chasseur sauvage des Prairies américaines, exercice très-populaire, où un jeune garçon, doué d’une taille exiguë et d’une figure de vieillard, qui l’accompagnait en ce moment, représentait son fils en bas âge, condamné à être porté, la tête en bas, sur l’épaule de son père, qui le retient par un seul pied, ou à galoper, la tête soutenue dans le creux de la main paternelle et les jambes en l’air, selon la méthode un peu violente adoptée, comme chacun sait, par les chasseurs sauvages qui veulent témoigner de la tendresse à leur progéniture. Orné de fausses boucles, de guirlandes, d’ailes, plâtré de blanc de perles et de carmin, cet enfant plein d’avenir se trouvait tout à coup transformé en un Cupidon assez gracieux pour faire les délices de la partie maternelle d’un public payant ; mais dans l’intimité, où il se distinguait par un habit d’une coupe élégante, un peu prématurée pour son âge supposé enfantin, et par une voix très-rauque, il redevenait tout ce qu’il y a de plus jockey.
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