Croc-Blanc Jack London Croc-Blanc
I - La piste de la viande
II - La louve
III - Le cri de la faim
IV - La bataille des crocs
V - La tanière
VI - Le louveteau gris
VII - Le mur du monde
VIII - La loi de la viande
IX - Les faiseurs de feu
X - La servitude
XI - Le paria
XII - La piste des dieux
XIII - Le pacte
XIV - La famine
XV - L’ennemi de sa race
XVI - Le dieu fou
XVII - Le règne de la haine
XVIII - La mort adhérente
XIX - L’indomptable
XX - Le maître d’amour
XXI - Le long voyage
XXII - La terre du sud
XXIII - Le domaine du dieu
XXIV - L’appel de l’espèce
XXV - Le sommeil du loup
Jack London
Croc-Blanc
I - La piste de la viande
De chaque côté du fleuve glacé, l’immense forêt de sapins s’allongeait, sombre et comme menaçante. Les arbres, débarrassés par un vent récent de leur blanc manteau de givre, semblaient s’accouder les uns sur les autres, noirs et fatidiques dans le jour qui pâlissait. La terre n’était qu’une désolation infinie et sans vie, où rien ne bougeait, et elle était si froide, si abandonnée que la pensée s’enfuyait, devant elle, au-delà même de la tristesse. Une sorte d’envie de rire s’emparait de l’esprit, rire tragique comme celui du Sphinx, rire transi et sans joie, quelque chose comme le sarcasme de l’Éternité devant la futilité de l’existence et les vains efforts de notre être. C’était le Wild. Le Wild farouche, glacé jusqu’au cœur, de la terre du Nord.
Sur la glace du fleuve, et comme un défi au néant du Wild, peinait un attelage de chiens-loups. Leur fourrure, hérissée, s’alourdissait de neige. À peine sorti de leur bouche, leur souffle se condensait en vapeur pour geler presque aussitôt et retomber sur eux en cristaux transparents, comme s’ils avaient écumé des glaçons.
Des courroies de cuir sanglaient les chiens et des harnais les attachaient à un traîneau qui suivait, assez loin derrière eux, tout cahoté. Le traîneau, sans patins, était formé d’écorces de bouleau solidement liées entre elles, et reposait sur la neige de toute sa surface. Son avant était recourbé en forme de rouleau afin qu’il rejetât sous lui, sans s’y enfoncer, l’amas de neige molle qui accumulait ses vagues moutonnantes. Sur le traîneau était fortement attachée une grande boîte, étroite et oblongue, qui prenait presque toute la place. À côté d’elle se tassaient divers autres objets : des couvertures, une hache, une cafetière et une poêle à frire.
Devant les chiens, sur de larges raquettes, peinait un homme et, derrière le traîneau, un autre homme. Dans la boîte qui était sur le traîneau, en gisait un troisième dont le souci était fini. Celui-là, le Wild l’avait abattu, et si bien qu’il ne connaîtrait jamais plus le mouvement et la lutte. Le mouvement répugne au Wild et la vie lui est une offense. Il congèle l’eau pour l’empêcher de courir à la mer ; il glace la sève sous l’écorce puissante des arbres jusqu’à ce qu’ils en meurent et, plus férocement encore, plus implacablement, il s’acharne sur l’homme pour le soumettre à lui et l’écraser. Car l’homme est le plus agité de tous les êtres, jamais en repos et jamais las, et le Wild hait le mouvement.
Cependant, en avant et en arrière du traîneau, indomptables et sans perdre courage, trimaient les deux hommes qui n’étaient pas encore morts. Ils étaient vêtus de fourrures et de cuir souple, tanné. Leur haleine, en se gelant comme celle des chiens, avait recouvert de cristallisations glacées leurs paupières, leurs joues, leurs lèvres, toute leur figure, si bien qu’il eût été impossible de les distinguer l’un de l’autre. On eût dit des croque-morts masqués conduisant, en un monde surnaturel, les funérailles de quelque fantôme. Mais sous ce masque, il y avait des hommes qui avançaient malgré tout sur cette terre désolée, méprisants de sa railleuse ironie et dressés, quelque chétifs qu’ils fussent, contre la puissance d’un monde qui leur était aussi étranger, aussi hostile et impassible que l’abîme infini de l’espace.
Ils avançaient, les muscles tendus, évitant tout effort inutile et ménageant jusqu’à leur souffle. Partout autour d’eux était le silence, le silence qui les écrasait de son poids lourd, comme pèse l’eau sur le corps du plongeur au fur et à mesure qu’il s’enfonce plus avant aux profondeurs de l’Océan.
Une heure passa, puis une deuxième heure. La blême lumière du jour, lumière sans soleil, était près de s’éteindre quand un cri s’éleva soudain, faible et lointain, dans l’air tranquille. Ce cri se mit à grandir par saccades jusqu’à ce qu’il eût atteint sa note culminante. Il persista alors durant quelque temps, puis il cessa. Sans la sauvagerie farouche dont il était empreint, on aurait pu le prendre pour l’appel d’une âme errante. C’était une clameur ardente et bestiale, une clameur affamée et qui requérait une proie.
L’homme qui était devant tourna la tête jusqu’à ce que son regard se croisât avec celui de l’homme qui était derrière. Par-dessus la boîte oblongue que portait le traîneau, tous deux se firent un signe.
Un second cri perça le silence. Les deux hommes en situèrent le son. C’était en arrière d’eux, quelque part en la neigeuse étendue qu’ils venaient de traverser. Un troisième cri répondit aux deux autres. Il venait aussi de l’arrière et s’élevait vers la gauche du second cri.
– Ils sont après nous, Bill », dit l’homme qui était devant.
Sa voix résonnait rude et comme irréelle, et il semblait avoir fait un effort pour parler.
– La viande est rare, repartit son camarade. Je n’ai pas, depuis plusieurs jours, vu seulement la trace d’un lièvre.
Ils se turent ensuite. Mais leur oreille demeurait tendue vers la clameur de chasse qui continuait à monter derrière eux.
Lorsque la nuit fut tout à fait tombée, ils dételèrent les chiens et les parquèrent, au bord du fleuve, dans un boqueteau de sapins. Puis, à quelque distance des bêtes, ils installèrent le campement. Près du feu, le cercueil servit à la fois de siège et de table. Les chiens-loups grondaient et se querellaient entre eux, mais sans chercher à fuir et à se sauver dans les ténèbres.
– Il me semble, Henry, qu’ils demeurent singulièrement fidèles à notre compagnie, observa Bill.
Henry, penché sur le feu et occupé à faire fondre un peu de glace pour préparer le café, approuva d’un signe. S’étant ensuite assis sur le cercueil et ayant commencé à manger :
– Ils savent, dit-il, que près de nous leurs peaux sont sauves, et ils préfèrent manger qu’être mangés. Ces chiens ne manquent pas d’esprit.
Bill secoua la tête :
– Oh ! je n’en sais rien !
Son camarade le regarda avec étonnement.
– C’est la première fois, Bill, que je t’entends suspecter l’intelligence des chiens.
– As-tu remarqué, reprit l’autre en mâchant des fèves avec énergie, comme ils se sont agités quand je leur ai apporté leur dîner ? Combien as-tu de chiens, Henry ?
– Six.
– Bien, Henry...
Bill s’arrêta un instant, comme pour donner plus de poids à ses paroles.
– Nous disions que nous avions six chiens. J’ai pris six poissons dans le sac et j’en ai donné un à chaque chien. Eh bien je me suis trouvé à court d’un poisson.
– Tu as mal compté.
– Nous possédons six chiens, poursuivit Bill avec calme. J’ai pris six poissons et N’a-qu’une-Oreille n’en a pas eu. Alors je suis revenu au sac et j’y ai pris un septième poisson, que je lui ai donné.
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