Les Frères Karamazov Fédor Dostoïevski Les Frères Karamazov Edition intégrale
Dostoïevski et le parricide
Préface
Première partie
Histoire d’une famille
Fiodor Pavlovitch Karamazov
Karamazov se débarrasse de son premier fils
Nouveau mariage et seconds enfants
Le troisième fils : Aliocha
Les startsy
Une réunion déplacée
L’arrivée au monastère
Un vieux bouffon
Les femmes croyantes
Une dame de peu de foi
Ainsi soit-il !
Pourquoi un tel homme existe-t-il ?
Un séminariste ambitieux
Un scandale
Les sensuels
Dans l’antichambre
Élisabeth Smerdiachtchaïa
Confession d’un cœur ardent. En vers
Confession d’un cœur ardent. Anecdotes
Confession d’un cœur ardent. La tête en bas
Smerdiakov
Une controverse
En prenant le cognac
Les sensuels
Les deux ensemble
Encore une réputation perdue
Deuxième partie
Les déchirements
Le père Théraponte
Aliocha chez son père
La rencontre avec les écoliers
Chez les dames Khokhlakov
Le déchirement au salon
Le déchirement dans l’izba
Et au grand air
Pro et contra
Les fiançailles
Smerdiakov et sa guitare
Les frères font connaissance
La révolte
Le grand inquisiteur
Où l’obscurité règne encore
Un religieux russe
Le « starets » Zosime et ses hôtes
Biographie du « starets » Zosime, mort en Dieu, rédigé d’après ses paroles par Alexéi Fiodorovitch Karamazov
Extrait des entretiens et de la doctrine du « starets » Zosime
Troisième partie
Aliocha
Mitia
Kouzma Samsonov
Liagavi
Les mines d’or
Dans les ténèbres
Une décision subite
C’est moi qui arrive !
Celui d’autrefois
Quatrième partie
Les garçons
Ivan Fiodorovitch
Une erreur judiciaire
Épilogue
Fédor Dostoïevski
Les Frères Karamazov
Edition intégrale
Dostoïevski et le parricide
par Sigmund Freud
Dans la riche personnalité de Dostoïevski, on pourrait distinguer quatre aspects : l’écrivain, le névrosé, le moraliste et le pécheur. Comment s’orienter dans cette déroutante complexité ?
L’écrivain est ce qu’il y a de plus incontestable : il a sa place non loin derrière Shakespeare. Les Frères Karamazov sont le roman le plus imposant qui ait jamais été écrit et on ne saurait surestimer l’épisode du Grand Inquisiteur, une des plus hautes performances de la littérature mondiale. Mais l’analyse ne peut malheureusement que déposer les armes devant le problème du créateur littéraire.
Le moraliste, chez Dostoïevski, est ce qu’il y a de plus aisément attaquable. Si l’on prétend le placer très haut en tant qu’homme moral, en invoquant le motif que seul atteint le degré le plus élevé de la moralité celui qui a profondément connu l’état de péché, on procède hâtivement ; une question se pose en effet. Est moral celui qui réagit à la tentation dès qu’il la ressent en lui, sans y céder. Mais celui qui, tour à tour, pèche puis, dans son repentir, met en avant des exigences hautement morales, s’expose au reproche de s’être rendu la tâche trop facile. Il n’a pas accompli l’essentiel de la moralité, qui est le renoncement – la conduite de vie morale étant un intérêt pratique de l’humanité. Il nous fait penser aux barbares des invasions qui tuaient puis faisaient pénitence, la pénitence devenant du coup une technique qui permettait le meurtre. Ivan le Terrible ne se comportait pas autrement ; en fait, cet accommodement avec la moralité est un trait caractéristique des Russes. Le résultat final des luttes morales de Dostoïevski n’a rien non plus de glorieux. Après avoir mené les plus violents combats pour réconcilier les revendications pulsionnelles de l’individu avec les exigences de la communauté humaine, il aboutit à une position de repli, faite de soumission à l’autorité temporelle aussi bien que spirituelle, de respect craintif envers le Tsar et le Dieu des chrétiens, d’un nationalisme russe étroit, position que des esprits de moindre valeur ont rejointe à moindres frais. C’est là le point faible de cette grande personnalité. Dostoïevski n’a pas su être un éducateur et un libérateur des hommes, il s’est associé à ses geôliers ; l’avenir culturel de l’humanité lui devra peu de chose. Qu’il ait été condamné à un tel échec du fait de sa névrose, voilà qui paraît vraisemblable. Sa haute intelligence et la force de son amour pour l’humanité auraient pu lui ouvrir une autre voie, apostolique, de vie.
Considérer Dostoïevski comme un pécheur ou comme un criminel ne va pas sans susciter en nous une vive répugnance, qui n’est pas nécessairement fondée sur une appréciation philistine du criminel. Le motif réel en apparaît bientôt ; deux traits sont essentiels chez le criminel : un égocentrisme illimité et une forte tendance destructrice. Ce qu’ils ont entre eux de commun et ce qui conditionne leur expression, c’est l’absence d’amour, le manque de valorisation affective des objets (humains). On pense immédiatement à ce qui, chez Dostoïevski, contraste avec ce tableau, à son grand besoin d’amour et à son énorme capacité d’aimer, qui s’expriment dans des manifestations d’excessive bonté et qui le font aimer et porter secours là où il eût eu droit de haïr et de se venger, par exemple dans sa relation avec sa première femme et avec l’amant de celle-ci. On est alors enclin à se demander d’où vient la tentation de ranger Dostoïevski parmi les criminels. Réponse : cela vient du choix que l’écrivain a fait de son matériel, en privilégiant, parmi tous les autres, des caractères violents, meurtriers, égocentriques ; cela vient aussi de l’existence de telles tendances au sein de lui-même et de certains faits dans sa propre vie, comme sa passion du jeu et, peut-être, l’attentat sexuel commis sur une fillette (aveu 1a). La contradiction se résout avec l’idée que la très forte pulsion de destruction de Dostoïevski, pulsion qui eût pu aisément faire de lui un criminel, est, dans sa vie, dirigée principalement contre sa propre personne (vers l’intérieur au lieu de l’être vers l’extérieur), et s’exprime ainsi sous forme de masochisme et de sentiment de culpabilité. Il reste néanmoins dans sa personne suffisamment de traits sadiques qui s’extériorisent dans sa susceptibilité, sa passion de tourmenter, son intolérance, même envers les personnes aimées, et se manifestent aussi dans la manière dont, en tant qu’auteur, il traite son lecteur. Ainsi, dans les petites choses, il était un sadique envers lui-même, donc un masochiste, autrement dit le plus tendre, le meilleur et le plus secourable des hommes.
De la complexité de la personne de Dostoïevski, nous avons extrait trois facteurs, un quantitatif et deux qualitatifs : l’intensité extraordinaire de son affectivité, le fond pulsionnel pervers qui devait le prédisposer à être un sado-masochiste ou un criminel, et, ce qui est inanalysable, le don artistique. Cet ensemble pourrait très bien exister sans névrose ; il existe en effet de complets masochistes non névrosés. Étant donné le rapport de force entre, d’une part, les revendications pulsionnelles et, d’autre part, les inhibitions s’y opposant (sans compter les voies de sublimation disponibles), Dostoïevski devrait être classé comme ce qu’on appelle un « caractère pulsionnel ». Mais la situation est obscurcie du fait de l’interférence de la névrose qui, comme nous l’avons dit, ne serait pas, dans ces conditions, inévitable mais qui se constitue d’autant plus facilement qu’est plus forte la complication que doit maîtriser le moi. La névrose n’est en effet qu’un signe que le moi n’a pas réussi une telle synthèse et que dans cette tentative il a perdu son unité.
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