Il lui sembla qu’il se trouvait dans le Fort M’Gurry. L’endroit était chaud, confortable, et il jouait avec l’agent de la factorerie. Le Fort était assiégé par les loups qui hurlaient à la grille d’entrée. Lui et son partenaire s’arrêtaient de jouer, par instants, pour écouter les loups et rire de leurs efforts inutiles. Mais un craquement se produisit soudain. La porte avait cédé et les loups envahissaient la maison, fonçant droit sur lui et sur l’agent, en redoublant de hurlements, tellement qu’il en avait la tête comme brisée. À ce moment il s’éveilla, et la réalité fıt suite au rêve. Les loups hurlants étaient sur lui. Déjà l’un d’eux avait refermé ses crocs sur son bras. D’un mouvement instinctif, Henry sauta dans le feu et le loup lâcha prise, non sans laisser dans la chair une large déchirure.
Alors commença une bataille de flammes. Ses épaisses moufles protégeant ses mains, Henry ramassait les charbons ardents à pleines poignées, et les jetait en l’air dans toutes les directions. Le campement n’était qu’un volcan en éruption. Henry sentait son visage se tuméfıer, ses sourcils et ses cils grillaient, et la chaleur qu’il éprouvait aux pieds devenait intolérable. Un brandon dans chaque main, il se risqua à faire quelques pas en avant. Les loups avaient reculé.
Il leur lança ses deux brandons, trépigna dans la neige pour se refroidir les pieds, puis en frotta ses moufles carbonisées. Il ne restait plus trace des deux chiens. Ils avaient continué, de toute évidence, à alimenter le repas inauguré par les loups il y avait plusieurs jours avec Boule-de-Suif. Vraisemblablement, il subirait sous peu le même sort.
« Vous ne m’avez pas encore ! » cria-t-il d’une voix sauvage aux bêtes affamées, qui lui répondirent par une agitation générale et des grognements répétés.
Mettant à exécution un nouveau plan de défense, il forma un cercle avec une série de fagots alignés à la file et qu’il alluma. Puis il s’installa au centre de ce rempart de feu, se coucha sur une épaisseur de branchages afin de se préserver de l’humidité glaciale et de la neige fondante que liquéfiait sur le sol la chaleur du brasier, et demeura immobile. Ne le voyant plus les loups vinrent s’assurer, à travers le rideau de flammes, que leur proie était toujours là. Rassurés, ils reprirent leur attente patiente, se chauffant au feu bienfaisant, en s’étirant les membres et en clignotant béatement des yeux. La louve s’assit sur son derrière, pointa le nez vers une étoile et commença un long hurlement. Un à un, les autres loups l’imitèrent et la troupe entière, sur son derrière, le nez vers le ciel, hurla à la faim.
L’aube vint, puis le jour. La flamme brûlait plus bas. La provision de bois était épuisée et il allait falloir la renouveler. Henry tenta de franchir le cercle ardent qui le protégeait, mais les loups surgirent aussitôt devant lui. Pour les écarter, il leur lança quelques brandons qu’ils se contentèrent d’éviter sans en être autrement effrayés. Il dut renoncer au combat.
Vacillant, l’homme s’assit sur son espèce de matelas et ses couvertures. Il laissa tomber sa poitrine sur ses genoux, comme si son corps eût été cassé en deux. Sa tête pendait vers le sol. C’était l’abandon de la lutte. De temps à autre, il relevait légèrement la tête pour observer l’extinction progressive du feu. Le cercle de flammes et de braises se sectionnait par segments qui diminuaient d’étendue et entre lesquels s’élargissaient des brèches.
– Je crois, murmura-t-il, que bientôt vous pourrez venir et m’avoir. Qu’importe à présent ? Je vais dormir...
Une fois encore il entrouvrit les yeux et ce fut pour voir, par une des brèches, la louve qui le regardait.
Combien de temps dormit-il ? Il n’aurait su le dire. Mais, lorsqu’il s’éveilla, il lui parut qu’un changement mystérieux s’était produit autour de lui, un changement à ce point étrange et inattendu que son réveil en fut brusqué sur-le-champ. Il ne comprit point d’abord ce qui s’était passé. Puis il découvrit ceci : les loups étaient partis. Seul, le piétinement pressé de leurs pattes imprimées sur la neige lui rappelait le nombre et l’acharnement de ses ennemis. Mais, le sommeil redevenant le plus fort, il laissa retomber sa tête sur ses genoux.
Mêlés au bruit de traîneaux qui s’avançaient, à des craquements de harnais, à des halètements époumonés de chiens de trait, ce furent, cette fois, des cris d’hommes qui le réveillèrent.
Quatre traîneaux, quittant le lit glacé de la rivière, venaient en effet vers lui, à travers les sapins. Une demi-douzaine d’hommes l’entouraient quelques instants après. Accroupi au milieu de son cercle de feu qui se mourait, il les regarda comme hébété et balbutia, les mâchoires encore empâtées :
– La louve rouge... Venue près des chiens au moment de leur repas... D’abord elle mangea les chiens... Puis elle mangea Bill...
– Où est Lord Alfred ? beugla un des hommes à son oreille, en le secouant rudement.
Il remua lentement la tête.
– Non, lui, elle ne l’a pas mangé... Il pourrit sur un arbre, au dernier campement.
– Mort ? cria l’homme.
– Oui, et dans une boîte... répondit Henry.
Il dégagea vivement son épaule de la main du questionneur.
– Hé ! dites donc, laissez-moi tranquille ! Je suis vidé à fond. Bonsoir à tous.
Ses yeux clignotants se fermèrent, son menton rejoignit sa poitrine et, tandis que les nouveaux arrivés l’aidaient à s’étendre sur les couvertures, ses ronflements montaient déjà dans l’air glacé.
Une rumeur lointaine répondait à ses ronflements. C’était, affaiblie par la distance, le cri de la troupe affamée des loups à la recherche d’une autre viande destinée à remplacer l’homme qui leur avait échappé.
IV - La bataille des crocs
C’était la louve qui, la première, avait entendu le son des voix humaines et les aboiements haletants des chiens attelés aux traîneaux. La première, elle avait fui loin de l’homme recroquevillé dans son cercle de flammes à demi éteintes. Les autres loups ne pouvaient se résigner à renoncer à cette proie réduite à merci et, durant quelques minutes, ils demeurèrent encore sur place, écoutant les bruits suspects qui s’approchaient d’eux. Finalement, eux aussi prirent peur et ils s’élancèrent sur la trace marquée par la louve.
Un grand loup gris, un des chefs de file habituels de la troupe, courait en tête. Il grondait pour avertir les plus jeunes de ne point rompre l’alignement, et leur distribuait au besoin des coups de crocs s’ils avaient la prétention de passer devant lui. Il augmenta son allure à l’aspect de la louve, qui maintenant trottait avec tranquillité dans la neige, et ne tarda pas à la rejoindre.
Elle vint se ranger d’elle-même à son côté comme si c’était là sa position coutumière, et ils prirent tous deux la direction de la horde. Le grand loup gris ne grondait pas et ne montrait pas les dents quand, d’un bond, elle s’amusait à prendre sur lui quelque avance. Il semblait, au contraire, lui témoigner une vive bienveillance, une bienveillance tellement vive qu’il tendait sans cesse à se rapprocher plus près d’elle. Et c’était elle alors qui grondait et montrait ses crocs. Elle allait, à l’occasion, jusqu’à le mordre durement à l’épaule, ce qu’il acceptait sans colère. Il se contentait de faire un saut de côté et, se tenant à l’écart de son irascible compagne, continuait à conduire la troupe d’un air raide et vexé, comme un amoureux éconduit.
Ainsi escortée à sa droite, la louve était flanquée, à sa gauche, d’un vieux loup grisâtre et pelé, tout marqué des stigmates de maintes batailles. Il ne possédait plus qu’un œil, qui était l’œil droit, ce qui expliquait la place qu’il avait choisie par rapport à la louve. Lui aussi mettait une obstination continue à la serrer de près. De son museau balafré, il effleurait sa hanche, son épaule ou son cou. Elle le tenait à distance, comme elle faisait avec son autre galant. Parfois les deux rivaux la pressaient simultanément, en la bousculant avec rudesse et, pour se dégager, elle redoublait à droite et à gauche ses morsures aiguës. Tout en galopant de chaque côté d’elle, les deux loups se menaçaient de leurs dents luisantes. Seule, la faim, plus impérieuse que l’amour, les empêchait de se battre.
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