Durant ce temps, le lièvre continuait à danser en l’air au-dessus d’eux.
La louve s’assit dans la neige et le vieux loup, qui maintenant avait encore plus peur de sa compagne que du sapin mystérieux, se remit à sauter vers le lièvre. L’ayant ressaisi dans sa gueule, il vit l’arbre se courber comme précédemment vers la terre. Mais, en dépit de son effroi, il tint bon et ses dents ne lâchèrent point le lièvre. Le sapin ne lui fit aucun mal. Il voyait seulement, lorsqu’il remuait, l’arbre remuer aussi et osciller sur sa tête. Dès qu’il demeurait immobile, le sapin, à son tour, ne bougeait plus. Et il en conclut qu’il était plus prudent de se tenir tranquille. Le sang chaud du lièvre, cependant, lui coulait dans la gueule et il le trouvait savoureux.
Ce fut la louve qui vint le tirer de ses perplexités. Elle prit le lièvre entre ses mâchoires et, sans s’effarer du sapin qui oscillait et se balançait au-dessus d’elle, elle arracha sa tête à l’animal aux longues oreilles. À l’instar d’un ressort qui se détend, le sapin reprit sa position naturelle et verticale où il s’immobilisa, et le corps du lièvre resta sur le sol. Un-Œil et la louve dévorèrent alors à loisir le gibier que l’arbre mystérieux avait capturé pour eux.
Tout alentour étaient d’autres sentiers et chemins, où des lièvres pendaient en l’air. Le couple les inspecta tous. La louve acheva d’apprendre à son compagnon ce qu’étaient les pièges des hommes et la meilleure méthode à employer pour s’approprier ce qui s’y était pris.
Pendant deux jours encore, ils demeurèrent dans les parages du camp Indien, Un-Œil toujours craintif et apeuré, la louve comme fascinée au contraire par l’attirance du camp. Mais un matin, un coup de fusil ayant claqué soudain auprès d’eux et une balle étant venue s’aplatir contre le pied d’un arbre à quelques pouces de la tête du vieux loup, le couple détala de compagnie et mit vivement quelques milles entre sa sécurité et le danger.
Après avoir couru deux jours durant, ils s’arrêtèrent. La louve s’alourdissait et ralentissait son allure. Une fois, en chassant un lièvre, elle qui d’ordinaire l’eût joint facilement, dut abandonner la poursuite et se coucher sur le sol pour se reposer.
Un-Œil vint à elle et, de son nez, lui toucha gentiment le cou. En guise de remerciement, elle le mordit avec une telle férocité qu’il en culbuta en arrière et y demeura tout estomaqué, en une pose ridicule. Son caractère devenait de plus en plus mauvais, tandis que le vieux loup se faisait plus patient et plus plein de sollicitude. Et plus impérieux aussi devenait pour elle le besoin de trouver, sans tarder, la chose qu’elle cherchait.
Elle la découvrit enfin. C’était à quelque mille pieds au-dessus d’un petit cours d’eau qui se jetait dans le Mackenzie mais qui, à cette époque de l’année, était gelé dessus, gelé dessous, et ne formait, jusqu’à son lit de rocs, qu’un seul bloc de glace. Rivière blanche et morte de sa source à son embouchure.
Distancée sans cesse par son compagnon, la louve trottait à petits pas, quand elle parvint sur la haute falaise d’argile qui dominait le cours d’eau. L’usure des tempêtes, à l’époque du printemps, et la neige fondante avaient de part en part érodé la falaise et produit, à une certaine place, une étroite fissure. La louve s’arrêta, examina le terrain tout à l’entour avec soin puis zigzaguant de droite et de gauche, elle descendit jusqu’à la base de la falaise, là où sa masse abrupte émergeait de la ligne inférieure du paysage. Cela fait, elle remonta vers la fissure et s’y engagea.
Elle fut forcée de ramper sur une longueur de trois pieds, mais au-delà les parois s’élevaient et s’élargissaient de six pieds de diamètre. C’était sec et confortable. Elle inspecta minutieusement les lieux, tandis que le vieux loup, l’ayant rejointe, demeurait à l’entrée du couloir et attendait avec patience. Elle baissa le nez vers le sol et tourna en rond plusieurs fois sur elle-même. Puis elle rapprocha l’extrémité de ses quatre pattes et, détendant ses muscles, se laissa tomber par terre avec un soupir fatigué qui était presque un gémissement. Un-Œil, les oreilles pointées, l’observait maintenant avec intérêt et la louve pouvait voir, découpé sur la claire lumière, le panache de sa queue qui allait et venait joyeusement.
Dressant ses oreilles en fines pointes, elle aussi les mouvait en avant puis en arrière, tandis que sa gueule s’ouvrait béatement et que sa langue pendait avec abandon. Et cette manière d’être exprimait qu’elle était contente et satisfaite.
N’ayant point été invité à y pénétrer, le vieux loup continuait à se tenir à l’entrée de la caverne. Il se coucha sur le sol et, vainement, essaya de dormir. Tout d’abord, il avait faim. Puis son attention était attirée par le renouveau du monde au brillant soleil d’avril qui resplendissait sur la neige. S’il somnolait, il percevait vaguement des coulées d’eau murmurantes et, soulevant la tête, il se plaisait à les écouter. En cette belle fin de journée, le soleil s’inclinait sur l’horizon et toute la terre du Nord, enfin réveillée, semblait l’appeler. La nature renaissait. Partout passait dans l’air l’effluve du printemps. On sentait la vie croître sous la neige et la sève monter dans les arbres. Les bourgeons brisaient les prisons de l’hiver.
Un-Œil invita du regard sa compagne à venir le rejoindre. Mais elle ne manifestait aucun désir de se lever. Une demi-douzaine d’oiseaux-de-la-neige traversèrent le ciel devant lui. Il en éprouva un frémissement. L’instant était bon pour se mettre en chasse. De nouveau il regarda la louve qui n’en eut cure. Il se recoucha désappointé et essaya encore de dormir.
Un petit bourdonnement métallique frôla ses oreilles et vint s’arrêter à l’extrémité de son nez. Une fois, deux fois, il passa la patte sur son nez puis s’éveilla tout à fait. C’était un unique moustique, un moustique adulte, qui avait traversé l’hiver, engourdi au creux de quelque vieille souche, et qu’avait dégelé le soleil. Un-Œil ne put résister plus longtemps à l’appel de la nature, d’autant que sa faim allait croissant. Il rampa vers la louve et essaya de la décider à sortir. Elle refusa, en grondant vers lui.
Alors il partit seul dans la radieuse lumière, sur la neige molle, douce aux pas, mais qui entravait sa marche. Il traversa plus facilement le lit glacé du torrent où la neige, protégée des rayons du soleil par l’ombre des grands sapins qui le bordaient, était restée dure et cristalline. Puis, il retomba dans la neige fondante où il pataugea pendant plusieurs heures, et ne revint à la caverne qu’au milieu de la nuit, plus affamé qu’il ne l’était en partant. Il n’avait pu atteindre le gibier qu’il avait rencontré et, tandis qu’il s’enlisait, les lièvres légers, bottés de neige, s’étaient éclipsés prestement.
Il s’arrêta à l’orée du couloir d’entrée de la tanière, surpris d’entendre venir jusqu’à lui des sons faibles et singuliers qui, certainement, n’étaient pas émis par la louve. Ils lui semblaient suspects, quoiqu’il ne pût dire qu’ils lui étaient totalement inconnus.
Avec précaution, il avança en rampant sur le ventre.
Mais, comme il débouchait dans la caverne, la louve lui signifia par un énergique grognement d’avoir à se tenir à distance. Il obéit, intéressé au suprême degré par les petits cris qu’il entendait, auxquels se mêlaient comme des ronflements et des gémissements étouffés.
S’étant roulé en boule, il dormit jusqu’au matin. Dans le clair-obscur de la tanière il aperçut alors, entre les pattes de la louve et pressés tout le long de son ventre, cinq petits paquets vivants, informes et débiles, vagissants, et dont les yeux étaient encore fermés à la lumière.
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