1 ...8 9 10 12 13 14 ...21 – Et pourquoi, je vous prie, demanda M. Gradgrind, ne voudra-t-elle jamais le croire ?
– Parce que les deux ne faisaient qu’un, parce qu’ils ne se quittaient pas, parce que, jusqu’à ce jour, Jupe a toujours eu l’air d’adorer sa fille, » dit M. Childers, qui s’avança de quelques pas pour regarder dans la malle vide.
M. Childers, ainsi que maître Kidderminster, marchait d’une façon assez excentrique, les jambes plus écartées que la généralité des hommes, avec une roideur de genoux affectée ou du moins exagérée. Cette manière de marcher était commune à tous les écuyers de la troupe Sleary et était censée indiquer qu’ils passaient leur vie à cheval.
« Pauvre Sissy ! Il aurait mieux fait de la mettre en apprentissage, dit M. Childers en imprimant à sa chevelure une nouvelle secousse, après avoir terminé son inspection de la malle vide. Elle aurait au moins un état.
– Un pareil sentiment vous fait honneur, à vous qui n’avez jamais été en apprentissage, répliqua M. Gradgrind d’un ton approbateur.
– Moi ? J’ai commencé mon apprentissage à l’âge de sept ans.
– Oh ! vraiment ? dit M. Gradgrind se repentant de la bonne opinion qu’il venait de se laisser extorquer. J’ignorais que les jeunes gens fussent dans l’habitude de faire l’apprentissage de…
– De la paresse, intercala Bounderby avec un bruyant éclat de rire. Ni moi, ventrebleu ! Ni moi non plus !
– Son père a toujours eu l’idée, continua Childers feignant une ignorance complète de l’existence de Bounderby, que Sissy devait recevoir une belle éducation, qu’elle allait apprendre le diable et son train. Comment cette idée lui est venue à la tête, je n’en sais rien ; je sais seulement qu’elle n’en est plus sortie. Il lui a fait enseigner un petit bout de lecture par-ci, un petit bout d’écriture par-là, et un petit bout de calcul ailleurs, pendant les sept dernières années. »
M. E. W. B. Childers tira une de ses mains de sa poche, se caressa le visage et le menton, et regarda M. Gradgrind d’un air qui annonçait beaucoup d’inquiétude mêlée d’un peu d’espoir. Dès le commencement de l’entrevue, il avait cherché à se concilier les bonnes grâces de ce personnage, dans l’intérêt de l’enfant abandonnée.
« Lorsque Sissy a été reçue à l’école, poursuivit-il, son père était gai comme Polichinelle. Pour ma part, je ne comprenais pas trop pourquoi, attendu que nous ne sommes jamais stationnaires, n’étant partout que des oiseaux de passage. Je suppose néanmoins qu’il avait déjà résolu de nous brûler la politesse ; il a toujours été un peu timbré, et il aura pensé que, lui parti, sa fille se trouverait casée. Si par hasard vous étiez venu ici ce soir pour lui annoncer que vous vouliez rendre quelque petit service à sa fille, dit M. Childers se caressant de nouveau le menton et regardant M. Gradgrind avec le même air d’indécision, ce serait très-heureux et très à propos… Oh ! très-heureux et très à propos.
– Je venais au contraire, répliqua M. Gradgrind, lui annoncer que les relations de la petite rendaient sa présence à l’école peu désirable et qu’elle ne devait plus s’y montrer. Pourtant, si son père l’a vraiment, abandonnée sans s’être entendu avec elle, je… Bounderby, un mot, s’il vous plaît ? »
Sur ce, M. Childers se retira poliment, de son pas équestre, vers le palier, où il resta debout, se caressant le visage et sifflant tout bas. Tandis qu’il occupait ainsi ses loisirs, il entendit divers lambeaux de la conversation de M. Bounderby, tels que : « Non, je vous dis non. N’en faites rien. Pour rien au monde, croyez-moi. » Ces phrases de M. Gradgrind, dites d’un ton beaucoup moins élevé, lui parvinrent également : « Mais quand ce ne serait que pour montrer à Louise à quoi aboutit un genre d’occupation qui a excité chez elle une si vulgaire curiosité ! Envisagez la question, Bounderby, sous ce point de vue. »
Cependant les divers membres de la troupe Sleary descendirent un à un des régions supérieures où se trouvait leur quartier général, et se rassemblèrent sur le palier, d’où, après s’être promenés en causant entre eux et avec M. Childers, ils s’insinuèrent peu à peu dans la chambre, y compris E. W. B. Childers lui-même. Il y avait parmi eux deux ou trois jolies femmes, avec leurs deux ou trois maris et leurs deux ou trois mères et leurs huit ou neuf petits enfants, lesquels servaient à monter une féerie dans l’occasion. Le père d’une de ces familles avait l’habitude de balancer le père d’une autre famille au bout d’une longue perche ; le père de la troisième famille formait souvent, avec les deux autres pères, une pyramide dont maître Kidderminster était le sommet et lui la base ; tous les pères savaient danser sur un tonneau qui roule, marcher sur des bouteilles, jongler aves des couteaux et des boules, faire tournoyer des cuvettes, monter à cheval sur n’importe quoi, sauter par-dessus tout sans s’arrêter à rien. Toutes les mères savaient danser bravement sur un fil d’archal ou une corde roide, et exécuter des exercices sur des chevaux sans selle ; aucune d’elles n’éprouvait le moindre embarras à laisser voir ses jambes ; l’une d’elles, seule dans un char grec, conduisait à grandes guides un attelage de six chevaux, et se présentait ainsi dans toutes les villes où la troupe daignait s’arrêter. Tous cherchaient à se donner des airs de francs mauvais sujets et de fins matois. Leurs toilettes de ville n’étaient pas très-soignées ; leurs arrangements domestiques n’étaient pas des plus méthodiques, et la littérature combinée de toute la troupe n’aurait produit qu’un assez pauvre échantillon de correspondance épistolaire sur un sujet quelconque. Néanmoins, on remarquait chez ces gens-là un grand fonds de douceur et de bonté enfantine, une inaptitude particulière pour tout ce qui ressemble à l’intrigue, et un empressement inépuisable à s’aider et à se consoler les uns les autres, qualité qui méritait peut-être autant de respect, mais à coup sûr, autant d’indulgence dans ses intentions charitables, que les vertus journalières de toute autre classe de la société.
M. Sleary apparut le dernier. C’était, on l’a déjà dit, un gros homme ; ajoutons qu’il avait un œil fixe et un autre œil errant comme une planète, une voix (s’il est permis de la nommer ainsi) dont les efforts ressemblaient à ceux d’un soufflet crevé, un visage flasque et des idées un peu troubles dans une tête qui n’était jamais ni complètement sobre ni complètement avinée.
« Mozieur, dit M. Sleary qui avait un asthme et dont la respiration était beaucoup trop rapide et trop difficile pour lui permettre de prononcer toutes les lettres, votre zerviteur ! Voilà une vilaine affaire. Vous zavez que mon clown et zon chien zont zuppozés avoir pris la clef des champs ? »
Il s’était adressé à M. Gradgrind, qui répondit :
« Oui.
– Eh bien, mozieur, continua-t-il en ôtant son chapeau dont il frotta la coiffe avec un mouchoir qu’il gardait à cet effet dans l’intérieur, auriez-vous l’intenzion de faire quelque choze pour zette pauvre petite, mozieur ?
– J’aurais une proposition à lui faire, dès qu’elle sera de retour, répondit M. Gradgrind.
– Tant mieux, mozieur ! Non que je zois dézireux de me débarrazer de l’enfant ; mais je ne veux pas non plus empêcher le bien qu’on pourrait lui faire. Je ne demande pas mieux que de la garder comme apprentie, quoiqu’à zon âge il zoit déjà un peu tard pour commenzer. Ma voix est un peu enrouée, mozieur, et zeux qui n’y zont pas habitués ne me comprennent pas fazilement ; mais zi, comme moi, vous aviez été refroidi et échauffé, échauffé et refroidi, puis refroidi et réchauffé dans le zirque, lorzque vous étiez jeune, votre voix n’aurait pas duré plus longtemps que la mienne.
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