Les femmes mirent un triste empressement à rassembler les effets de leur camarade, ce qui fut bientôt fait, car ils n’étaient pas nombreux, et à les placer dans un panier qui voyageait depuis longtemps avec la troupe. Durant ces préparatifs, Sissy, toujours assise par terre, continua à sangloter et à se cacher les yeux. M. Gradgrind et son ami Bounderby se tenaient non loin de la porte, prêts à emmener l’enfant. M. Sleazy se tenait au milieu de la chambre, entouré de ses écuyers, absolument comme il se fût tenu au milieu du cirque pendant un exercice de sa fille Joséphine. Il ne lui manquait que sa chambrière.
Le panier ayant été emballé au milieu du silence général, elles lissèrent les cheveux de Sissy, lui apportèrent et lui mirent son chapeau. Puis elles se pressèrent à ses côtés et se penchèrent sur elle, dans des poses très-naturelles, l’embrassant sur le front et la serrant dans leurs bras ; ensuite on amena les enfants pour lui dire adieu ; oh ! les bonnes femmes, bien simples d’esprit et bien sottes peut-être ; mais quel bon cœur !
« Eh bien, Jupe, dit M. Gradgrind, si vous êtes tout à fait décidée, venez. »
Mais elle avait encore à faire ses adieux à la partie masculine de la troupe, et il fallut que chacun d’eux ouvrît les bras (car en présence de M. Sleary tous les écuyers affectaient des poses théâtrales) et lui donnât le baiser du départ, excepté toutefois maître Kilderminster, dont la jeune nature n’était pas exempte d’une dose de misanthropie, et qui en outre avait nourri certains projets matrimoniaux que personne n’ignorait ; il s’était donc retiré d’avance dans un accès de mauvaise humeur. M. Sleary était destiné à compléter le dernier tableau. Écartant les bras, il la prit par les deux mains et voulut la faire sauter à plusieurs reprises, à l’instar des professeurs d’équitation lorsqu’ils offrent des félicitations à une écuyère qui vient d’exécuter avec succès un exercice hippique ; mais il ne rencontra aucune élasticité chez Sissy, qui se tint devant lui en pleurant.
« Adieu, ma chère ! dit Sleary, vous ferez fortune, je l’ezpère, et aucun de vos pauvres camarades ne zongera à vous importuner, je le parierais ! Je voudrais que votre père n’eût pas emmené zon chien ; z’est gênant de ne pas avoir le chien zur l’affiche. Mais bah ! Patte-alerte n’aurait rien fait qui vaille zans zon maître, de fazon que za revient au même, après tout ! »
Sur ce, il examina attentivement Sissy avec son œil fixe, tout en surveillant la troupe avec son œil mobile, l’embrassa et la présenta, par habitude, à M. Gradgrind comme à un cheval.
« La voilà, mozieur ! dit-il après avoir passé l’inspection de l’enfant, comme s’il venait de l’ajuster sur sa selle, et elle vous fera honneur. Adieu, Zézile !
– Adieu, Cécile ! adieu, Sissy ! Dieu te bénisse, chère ! » s’écrièrent une foule de voix de tous les coins de la chambre.
Mais l’œil du professeur d’équitation avait aperçu la bouteille des neuf huiles que Sissy serrait contre sa poitrine, et il intervint de nouveau en disant :
« Laizez là votre bouteille, ma chère ; z’est lourd à porter et za ne vous zervira à rien maintenant. Donnez-moi za.
– Non, non ! s’écria-t-elle avec un nouvel accès de douleur. Oh ! non. Je veux la garder pour père. Il en aura besoin quand il reviendra. Il ne songeait pas à s’en aller lorsqu’il m’a dit d’aller la chercher. Laissez-moi la garder pour lui, s’il vous plaît !
– Comme vous voudrez, ma chère (vous voyez, mozieur). Allons, adieu, Zézile ! Mes dernières paroles zont : Ne manquez pas aux termes de votre engagement, obéizzez à mozieur et oubliez-nous. Mais zi, lorzque vous zerez grande et mariée et riche, vous rencontrez par hazard une troupe d’écuyers, ne vous montrez pas dure avec eux, ne faites pas la fière avec eux ; protégez-les en leur demandant un zpectacle, zi vous le pouvez et zongez que vous pourriez faire pis. Il faut que le monde z’amuze d’une manière ou d’une autre, mozieur, continua Sleary, rendu plus poussif que jamais par cette débauche de paroles ; on ne peut pas toujours travailler, on ne peut pas toujours apprendre. Tâchez de tirer parti de nous au lieu de nous pousser à mal par vos mépris.
« J’ai toujours gagné ma vie à faire de l’équitation, mais je conzidère que je vous explique la philozophie de la choze, quand je vous dis : Mozieur, tâchez de nous faire servir à quelque chose, au lieu de ne nous montrer que mépris. »
Cette leçon de la philosophie slearienne fut donnée du haut de l’escalier aux gentlemen qui le descendaient ; et l’œil fixe du philosophe, ainsi que son œil errant, eurent bientôt perdu de vue les trois personnages et le panier qui disparurent dans les ténèbres de la rue.
1Il y a ici un jeu de mots intraduisible, arms en anglais signifiant à la fois armes et bras.
CHAPITRE VII.
Madame Sparsit.
Comme M. Bounderby était célibataire, une dame sur le retour présidait aux soins de son ménage, moyennant une certaine rétribution annuelle. Cette dame avait nom Mme Sparsit ; et je vous assure qu’elle occupait un rang fort distingué parmi la valetaille attelée au char de M. Bounderby, où se carrait d’un air triomphal ce fanfaron d’humilité.
Car non-seulement Mme Sparsit avait vu des jours meilleurs, mais elle était alliée à de grandes familles. Elle avait une grand’tante, encore vivante, nommée lady Scadgers. Défunt M. Sparsit, dont elle était la veuve, avait été, du côté de sa mère, ce que Mme Sparsit appelait « un Powler. » Il arrivait parfois à des étrangers sans instruction et d’une intelligence bornée d’ignorer ce que c’était qu’un Powler ; il y en avait même qui avaient l’air de se demander si ce mot désignait une profession, un parti politique ou une secte religieuse. Les esprits plus élevés, cependant, savaient très-bien que les Powlers étaient les représentants d’une antique lignée, qui allaient chercher leurs ancêtres trop loin pour ne pas se perdre quelquefois en route, ce qui leur était arrivé assez fréquemment, en effet, grâce au turf, à la roulette, aux prêteurs juifs et aux faillites.
Feu M. Sparsit, qui descendait des Powler par sa mère, avait donc épousé cette dame, qui descendait elle-même des Scadgers par son père. Lady Scadgers (vieille femme énormément grasse, ayant un appétit désordonné pour la viande de boucherie et une jambe mystérieuse qui, depuis quatorze ans, refusait de sortir du lit), avait arrangé ce mariage à une époque où ledit Sparsit venait d’atteindre sa majorité et se faisait principalement remarquer par un corps très-maigre, faiblement soutenu sur des jambes aussi longues que grêles et surmonté de si peu de tête que ce n’est pas la peine d’en parler. Il avait hérité de son oncle une fort jolie fortune qu’il avait engagée jusqu’au dernier sou avant de la toucher, et qu’il trouva moyen de dépenser encore deux fois de suite, immédiatement après. Aussi, lorsqu’il mourut à l’âge de vingt-quatre ans (la scène est à Calais : la maladie, l’eau-de-vie), il laissa sa veuve, dont il avait été séparé peu de temps après la lune de miel, dans une position de fortune assez précaire. La veuve inconsolable, plus âgée que lui de quinze ans, ne tarda pas à être à couteaux tirés avec lady Scadgers, la seule parente qui lui restât ; et elle consentit à entrer en condition moyennant salaire, un peu pour vexer milady, un peu pour se procurer des moyens d’existence. La voilà, dans ses vieux jours, malgré ce superbe nez à la Coriolan et ces épais sourcils noirs qui avaient fait la conquête de M. Sparsit, la voilà donc faisant en ce moment le thé de M. Bounderby, tandis que Monsieur s’assied pour déjeuner.
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