Charles Dickens - Les temps difficiles (Édition intégrale)

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Roman social, " Les temps difficiles " a pour cadre la ville fictive de Coketown – image de Manchester, le grand centre textile, et de Preston où Charles Dickens a séjourné durant la grève de janvier 1854 – et montre les difficultés d'adaptation des deux classes sociales , la bourgeoisie d'affaires et les ouvriers , à la nouvelle économie issue de la révolution industrielle. L'auteur y dépeint avec un réalisme dénonciateur une classe ouvrière asservie, misérable et moutonnière, abrutie par le travail répétitif, livrée aux démagogues professionnels, que domine une bourgeoisie pragmatique et utilitariste, avide de profits et de pouvoir, persuadée de la nature quasi divine de ses droits et forte de la bonne conscience qu'elle puise dans les lois de l'économie de marché, mais dont il analyse les alibis et présente les travers avec une ironie mordante.

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Cokeville possédait une bibliothèque dont l’accès était facile pour tous. M. Gradgrind se tourmentait beaucoup l’esprit de ce qui se lisait dans cette bibliothèque ; c’était même un sujet sur lequel des petites rivières de rapports avec tables à l’appui allaient, à époque fixe, se jeter dans cet orageux océan de rapports où personne n’a jamais pu plonger à une certaine profondeur sans en revenir fou. C’était un fait bien décourageant, un fait bien triste, les lecteurs de cette bibliothèque persistaient à s’étonner ! Ils s’étonnaient à propos de la nature humaine, à propos des passions humaines, des espérances humaines, des craintes, des luttes, des triomphes et des défaites, des soucis, des plaisirs, des peines de la vie et de la mort de certains hommes et de certaines femmes vulgaires ! Quelquefois, après quinze heures de travail, ils se mettaient à lire des récits fabuleux concernant des hommes et des femmes qui leur ressemblaient plus ou moins, et concernant des enfants qui ressemblaient plus ou moins aux leurs. Au lieu de demander Euclide, ils pressaient Daniel de Foë contre leur cœur, et ils avaient le mauvais goût de trouver Goldsmith plus amusant qu’un traité d’arithmétique. M. Gradgrind avait beau étudier constamment, soit par écrit soit autrement, ce problème excentrique, il ne pouvait réussir à s’expliquer comment on arrivait à ce résultat inconcevable.

« Je suis las de la vie que je mène, Lou. Je la déteste cordialement et je déteste tout le monde, excepté toi, dit ce dénaturé jeune Thomas Gradgrind dans la salle qui ressemblait à un salon de coiffure, vers l’heure du crépuscule.

– Tu ne détestes pas Sissy, Tom ?

– Je déteste d’être obligé de l’appeler Jupe. Et elle me déteste de son côté, dit Tom d’un ton maussade.

– Pas du tout, Tom, je t’assure.

– Ce n’est pas possible autrement, dit Tom. Il est clair qu’elle doit nous haïr et nous détester tous tant que nous sommes. Ils ne lui laisseront pas de repos qu’ils ne l’aient assommée, je crois. Elle est déjà devenue aussi pâle qu’une figure de cire et aussi ennuyée que moi. »

Ainsi s’exprimait le jeune Thomas, assis devant le feu à califourchon sur une chaise, les bras sur le dossier, et son visage grognon appuyé sur ses bras. La sœur était assise au coin le plus obscur de la cheminée, regardant tantôt son interlocuteur, tantôt les brillantes étincelles qui tombaient de la grille dans l’âtre.

« Quant à moi, dit Tom, ébouriffant ses cheveux dans tous les sens avec ses deux mains maussades, je suis un âne, voilà tout ce que je suis. Je suis aussi obstiné qu’un âne, je suis plus bête qu’un âne, je ne m’amuse pas davantage, je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pas pouvoir lancer des ruades comme lui.

– Pas à mon adresse, n’est-ce pas, Tom ?

– Non Lou ; je ne voudrais pas te faire du mal, à toi. J’ai commencé par faire une exception en ta faveur. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi dans cette vieille geôle aussi gaie que… la peste. » Tom s’était arrêté un moment afin de chercher des mots suffisamment flatteurs et expressifs pour désigner le toit paternel, et l’heureuse comparaison qu’il venait de trouver parut apporter un léger soulagement à son esprit agacé.

« Vraiment, Tom ? Est-ce que tu penses réellement ce que tu dis là ?

– Oui, parbleu, je le pense. Mais à quoi bon parler de cela ! répondit Tom se frottant le visage avec la manche de son habit, comme pour mortifier sa chair et la mettre à l’unisson de son esprit.

– Je te demandais ça, Tom, dit sa sœur après avoir continué quelque temps à regarder les étincelles, parce qu’à mesure que j’avance en âge et que je grandis, je reste souvent assise ici devant le feu à m’étonner et à regretter de ne pouvoir réussir à te réconcilier avec notre genre de vie. Je n’ai pas appris ce qu’on apprend aux autres filles. Je ne puis pas te jouer un air ni te chanter une chanson. Je ne puis causer avec toi de façon à te désennuyer, car il ne m’arrive jamais de voir un spectacle amusant ni de lire un de ces livres amusants, dont ce serait un plaisir et un délassement de causer avec toi, lorsque tu es fatigué.

– Ma foi, ni moi non plus, je ne suis pas plus avancé que toi sous ce rapport ; et je suis une mule par-dessus le marché, ce que tu n’es pas. Comme père était décidé à faire de moi un freluquet ou une mule, et comme je ne suis pas un freluquet, il est clair que je dois être une mule… aussi ne suis-je pas autre chose, dit Tom d’un ton rageur.

– C’est bien dommage, dit après un nouveau silence et d’un air rêveur Louise, toujours cachée dans son coin obscur ; c’est grand dommage, Tom ; c’est très-malheureux pour toi et pour moi.

– Oh ! toi, dit Tom, tu es une fille, Lou, et une fille se tire toujours d’affaire mieux qu’un garçon. Je ne m’aperçois pas qu’il te manque rien. Tu es le seul plaisir que je connaisse. Tu égayes jusqu’à ce trou où nous sommes, et tu fais de moi tout ce que tu veux.

– Tu es un cher frère, Tom ; et tant que je croirai pouvoir te rendre la vie plus douce, je regretterai moins mon ignorance. Et pourtant, Tom, si on ne m’a pas appris à te désennuyer, on m’a enseigné une foule de choses que j’aimerais autant ne pas savoir. »

Elle se leva et l’embrassa, puis retourna à son coin.

« Je voudrais pouvoir rassembler tous les faits dont on nous parle tant, dit Tom montrant les dents d’un air plein de rancune, et tous les chiffres et tous les gens qui les ont inventés ; et je voudrais pouvoir placer dessous mille barils de poudre afin de les envoyer tous au diable du même coup ! C’est égal, quand j’irai demeurer chez le vieux Bounderby, je prendrai ma revanche !

– Ta revanche, Tom ?

– Je veux dire que je m’amuserai un peu à aller voir quelque chose et entendre quelque chose. Je me dédommagerai de la façon dont j’ai été élevé.

– Ne te fais pas illusion, Tom ; M. Bounderby a les mêmes idées que papa ; il est seulement beaucoup plus dur et loin d’être aussi bon.

– Oh ! s’écria Tom en riant, qu’est-ce que ça me fait ? Je trouverai bien moyen de mener et d’amadouer le vieux Bounderby ! »

Leurs ombres se dessinaient sur le mur ; mais celles des grandes armoires de la chambre se mêlaient ensemble sur le plafond, comme si le frère et la sœur eussent été abrités par une sombre caverne ; ou bien, une imagination fantastique (si pareille trahison eût pu pénétrer dans ce sanctuaire des faits) y aurait peut-être vu l’ombre de leur sujet de conversation et de l’avenir menaçant qu’il présageait.

« Quel est donc ton grand moyen pour amadouer et mener les gens, Tom ? Est-ce un secret ?

– Oh ! dit Tom, si c’est un secret, il n’est pas bien loin. C’est toi. Tu es l’enfant gâtée de Bounderby, sa favorite ; il ferait tout au monde pour toi. Quand il me dira de faire quelque chose qui ne me va pas, je lui répondrai : « Ma sœur Lou sera peinée et surprise, monsieur Bounderby. Elle me disait toujours que vous seriez plus indulgent que cela. » Si ce moyen-là ne suffit pas pour l’obliger à baisser pavillon, c’est que rien n’y peut réussir. »

Après avoir attendu quelque observation en réponse à ses paroles, Tom, voyant qu’il n’en recevait pas, tomba de tout le poids de son ennui dans le temps présent et se tortilla en bâillant, autour des barreaux de sa chaise, ébouriffant de plus en plus sa chevelure ; enfin, il leva la tête et demanda :

« Est-ce que tu dors, Lou ?

– Non, Tom ; je regarde le feu.

– Il paraît que tu y vois bien des choses que je n’y ai jamais vues, dit Tom. Encore un avantage que les filles ont sur nous, je suppose.

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