Bounderby eût été un conquérant et Mme Sparsit une princesse captive traînée à sa suite comme un des accessoires de son cortège triomphal, qu’il n’aurait pas pu faire, à propos d’elle, plus de bruit qu’il n’en faisait. Autant sa vanité le poussait à déprécier sa propre origine, autant cette même vanité lui faisait exalter celle de Mme Sparsit. De même qu’il ne voulait pas admettre que sa propre jeunesse eût été marquée par une seule circonstance heureuse ; de même il se plaisait à embellir la jeune existence de Mme Sparsit d’une auréole de bien-être, semant des charretées de roses sur le chemin qu’avait parcouru cette dame.
« Et pourtant, monsieur, avait-il coutume de dire toujours, par manière de conclusion, comment cela a-t-il fini, après tout ? La voilà qui, pour cent livres 1par an (je lui donne cent livres, ce qu’elle a la bonté de trouver généreux), tient la maison de Josué Bounderby de Cokeville ! »
Il fit même ressortir si souvent ce contraste vivant, que des tiers s’emparèrent de cette arme et parvinrent à la manier aussi avec beaucoup d’adresse, car c’était un des traits les plus désespérants du caractère de Bounderby, que non-seulement il embouchait sa propre trompette, mais qu’il encourageait les autres à lui en répéter les échos. On ne pouvait l’approcher sans gagner son mal de vantarderie contagieuse. Des étrangers, qui partout ailleurs se montraient assez modérés, se levaient tout à coup à la fin d’un banquet de Cokebourgeois, et portaient Bounderby aux nues dans des discours d’une éloquence rampante. Selon eux, Bounderby représentait à la fois les insignes de la royauté, le drapeau de l’Angleterre, la grande charte, John Bull, l’habeas corpus, les droits de l’homme. « La maison d’un Anglais est son château fort, » l’Église et l’État,… Dieu protège la reine : tout cela se résumait en Bounderby. Et quand un de ces orateurs citait dans sa péroraison (ce qui arrivait tous les jours) ce distique bien connu :
Les princes et les lords peuvent tomber par terre,
Le souffle qui les fit peut aussi les défaire,
les auditeurs demeuraient tous plus ou moins convaincus qu’il s’agissait de Mme Sparsit.
« Monsieur Bounderby, dit Mme Sparsit, vous êtes bien plus long à déjeuner qu’à l’ordinaire, ce matin ?
– Mais, madame, répondit-il, c’est que je songe à cette lubie de Tom Gradgrind (Tom Gradgrind, d’un ton plein de sans-gêne et d’indépendance, comme si quelqu’un eût constamment pris à tâche de lui offrir des sommes folles pour lui faire dire Thomas, mais sans y réussir), à cette lubie de Tom Gradgrind, qui s’est mis dans la tête d’élever la petite saltimbanque.
– Justement la petite, dit Mme Sparsit, attend qu’on lui dise si elle doit aller tout droit à l’école ou commencer par se rendre à Pierre-Loge.
– Il faut qu’elle attende, madame, répondit Bounderby, jusqu’à ce que je sache moi-même ce qu’elle doit faire. Nous ne tarderons pas à voir arriver Tom Gradgrind, je présume. S’il désire qu’elle reste encore un jour ou deux chez nous, elle pourra y rester, cela va sans dire, madame.
– Il va sans dire qu’elle pourra y rester, si vous le désirez, monsieur Bounderby.
– Hier soir, j’ai offert à Tom Gradgrind de faire dresser un lit quelque part pour la petite, afin qu’il eût une nuit à réfléchir avant de se décider à établir des relations entre Louise et la fille de signor Jupe.
– Vraiment, monsieur Bounderby ? C’est très-prudent de votre part ! »
Le nez coriolanesque de Mme Sparsit subit une légère dilatation des narines, et ses sourcils noirs se contractèrent, tandis qu’elle sirotait une gorgée de thé.
« Il me paraît assez clair à moi, dit Bounderby, que la petite chatte ne tirera aucun avantage d’une pareille société.
– Parlez-vous de la jeune Mlle Gradgrind, monsieur Bounderby ?
– Oui, madame, je parle de Louise.
– Comme vous parliez seulement d’une petite chatte, dit Mme Sparsit, et qu’il était question de deux petites filles, je ne saisissais pas bien laquelle des deux vous vouliez dire.
– Louise, répéta M. Bounderby, Louise, Louise.
– Vous êtes tout à fait un second père pour Louise, monsieur. » Mme Sparsit avala encore un peu de thé ; et, tandis qu’elle penchait de nouveau ses sourcils froncés au-dessus des vapeurs de sa tasse, son visage classique semblait occupé à une évocation des divinités infernales.
« Si vous aviez dit que je suis un second père pour Tom, je veux dire le jeune Tom, et non pas mon ami Tom Gradgrind, vous auriez été plus près de la vérité. Car je vais employer le jeune Tom dans mon bureau. Je vais le couver sous mon aile, madame.
– Vraiment ? N’est-il pas un peu jeune pour cela, monsieur ? »
Le « monsieur » de Mme Sparsit, adressé à M. Bounderby, était un terme de grande cérémonie, destiné plutôt dans sa pensée à se donner un air d’importance qu’à servir de titre honorifique à son bourgeois.
« Je ne vais pas le prendre tout de suite ; il faut d’abord qu’on ait fini de le bourrer de science, qu’il ait achevé son éducation, dit Bounderby. Par le lord Harry ! à tout compter, il en aura eu bien assez ! Comme il ouvrirait de grands yeux, ce garçon, s’il savait combien il entrait peu de connaissances dans ma tête à moi, lorsque j’avais son âge. (Le jeune Tom, par parenthèse, ne pouvait l’ignorer, on le lui avait répété assez souvent.) C’est extraordinaire combien j’ai de difficulté à parler d’une foule de choses avec le premier venu sur un pied d’égalité. Voilà, par exemple, que je perds ma matinée à vous parler de faiseurs de tours. Est-ce qu’une femme comme vous peut connaître ces gens-là ? À l’époque où la permission de faire des tours dans la boue eût été pour moi une bonne aubaine, le gros lot dans la loterie de la vie, vous étiez aux Italiens ; vous sortiez de l’Opéra, en robe de satin blanc et couverte de bijoux, éblouissante et radieuse, quand je n’avais pas seulement deux sous pour acheter la torche qui devait vous éclairer jusqu’à votre voiture.
– Il est certain, monsieur, répondit Mme Sparsit avec une dignité triste mais sereine, que j’ai été de fort bonne heure une des habituées de l’Opéra italien.
– Et ma foi, pour ce qui est de cela, j’ai moi-même été un habitué de l’Opéra, dit Bounderby ; seulement je restais du mauvais côté de la porte. Le pavé de ses arcades est un lit assez dur, je vous le garantis. Des gens comme vous, madame, accoutumés dès l’enfance à coucher sur de l’édredon, n’ont aucune idée de l’excessive dureté d’un lit de pavés. Il faut en avoir essayé. Non, non, ce n’est pas la peine de parler de faiseurs de tours à une dame de votre rang. Je devrais plutôt vous parler de danseurs étrangers, du quartier fashionable de Londres, de fêtes, de lords, de ladies et d’honorables.
– J’aime à croire, monsieur, répliqua Mme Sparsit avec une résignation décente, qu’il n’est pas nécessaire que vous m’entreteniez de pareilles choses. J’aime à croire que j’ai appris à me soumettre aux vicissitudes de la vie. J’aime mieux entendre le récit instructif de vos épreuves, que vous ne sauriez me redire assez souvent, et s’il m’inspire un vif intérêt, je n’ai pas en cela un grand mérite et je me garderai bien d’en tirer vanité ; car j’ai lieu de croire que tout le monde y prend le même plaisir.
– Il se peut, madame, dit son patron, qu’il existe des gens assez obligeants pour dire qu’ils aiment à écouter, malgré la grossière franchise de son langage, tout ce que Josué Bounderby de Cokeville a dû subir d’épreuves. Mais vous, madame, vous êtes bien forcée d’avouer que vous êtes née dans le sein de l’opulence. Voyons, vous savez que vous êtes née dans le sein de l’opulence ?
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