« Oui, Rachel, ma fille, toujours un gâchis. Je ne sors pas de là. J’en reviens toujours au gâchis. Alors je me mets à y patauger et je ne puis plus m’en tirer. »
Ils avaient déjà fait quelque chemin et se trouvaient non loin de leurs demeures. Celle de la femme était la plus proche. Rachel habitait une de ces nombreuses petites rues à l’usage desquelles l’entrepreneur des funérailles le plus en vogue (il tirait une assez jolie petite somme des pauvres pompes funèbres de ce voisinage) tenait une échelle noire, pour aider ceux qui avaient enfin fini de monter et de descendre à tâtons des escaliers trop étroits, à se glisser plus commodément hors de ce monde par les fenêtres. Elle s’arrêta au coin, et lui donnant une poignée de main, lui souhaita le bonsoir.
« Bonsoir, Rachel, ma chère ; bonsoir ! »
Elle descendit la rue obscure avec sa tournure simple mais soignée, et sa démarche sereine et modeste. Il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu dans une humble maison près de là. Peut-être n’y avait-il pas une seule ondulation de ce châle grossier qui n’eût son intérêt aux yeux d’Étienne ; pas un son de cette voix qui ne réveillât un écho au fond de son cœur.
Lorsqu’il l’eut perdue de vue, il poursuivit son chemin pour rentrer chez lui, regardant par moments le ciel où les nuages se chassaient rapides et impétueux. Mais voilà que le temps s’éclaircit, la pluie a cessé, la lune qui brille regarde avec curiosité au fond des longues cheminées de Cokeville afin de voir les vastes fourneaux placés au-dessous, et dessine sur les murs intérieurs des fabriques des ombres gigantesques de mécaniques en repos. Le front de l’ouvrier paraissait s’éclaircir en même temps que le ciel à mesure qu’il avançait.
Sa demeure, située dans une rue assez semblable à la première, sauf qu’elle était encore plus étroite, se trouvait au-dessus d’une petite boutique. Comment se pouvait-il faire qu’il y eût des gens qui daignassent acheter ou vendre les misérables petits jouets mêlés dans la montre à des journaux d’un sou, à des morceaux de lard (on y voyait jusqu’à un gigot de porc qui devait être mis en loterie le lendemain) ? c’est ce qu’il nous importe peu de savoir pour le moment. Étienne chercha sur une planche son bout de chandelle, l’alluma à un autre bout de chandelle brûlant sur le comptoir, sans déranger la maîtresse du magasin endormie dans sa boutique, gagna l’escalier et remonta chez lui.
Son chez lui se composait d’une chambre dont plusieurs des locataires précédents n’étaient pas sans avoir fait connaissance avec l’échelle noire dont j’ai déjà parlé ; elle semblait aussi bien tenue, dans ce moment, que pouvait l’être un pareil appartement. Dans un coin, sur un vieux bureau, on voyait divers livres et quelques pages d’écriture ; l’ameublement était suffisant ; l’atmosphère en était viciée, mais la chambre était propre.
Comme il se dirigeait vers la cheminée afin de poser la chandelle sur une table à trois pieds qui se trouvait auprès, quelque chose le fit trébucher. Il se recula en abaissant la lumière, et ce quelque chose alors se souleva et prit la forme d’une femme assise à terre.
« Bonté divine, femme ! s’écria-t-il en reculant de quelques pas, comment, te voilà revenue encore une fois ! »
C’était bien une femme, mais quelle femme ! Une créature perdue, ivre, à peine capable de se maintenir dans la position qu’elle venait de prendre en appuyant à terre une main dégoûtante de saleté, tandis que, de l’autre main, elle faisait des efforts si mal dirigés pour écarter de son visage ses cheveux emmêlés, qu’elle ne réussissait qu’à s’aveugler davantage avec la boue qui les souillait ; une créature si repoussante dans ses haillons, ses souillures et ses éclaboussures, mais si doublement repoussante dans son infamie morale, que c’était une honte rien que de la voir.
Après avoir laissé échapper un ou deux jurons d’impatience et s’être stupidement griffé les cheveux avec la main dont elle n’avait pas besoin pour se soutenir, elle parvint à les écarter de façon à entrevoir l’ouvrier. Puis, toujours assise, elle se balança le corps en avant et en arrière, et avec son bras impuissant fit des gestes qui semblaient destinés à accompagner un éclat de rire, bien que le visage conservât son expression endormie et hébétée.
« Eh ! mon garçon ? C’est donc toi ? »
Quelques sons rauques qui cherchaient à exprimer ces mots sortirent enfin du gosier de la femme avec une intonation moqueuse, puis sa tête retomba sur sa poitrine.
« Revenue ? cria-t-elle au bout de quelques minutes, comme si Étienne venait seulement de prononcer ce mot. Oui ! et je reviendrai encore. Je reviendrai encore et encore et toujours. Revenue ? Oui, me voilà revenue. Et pourquoi pas ? »
Ranimée par la violence insensée avec laquelle elle avait crié ces paroles, elle réussit non sans peine à se relever enfin et se tint debout, les épaules appuyées contre le mur ; laissant pendre à son côté, par la bride, un fragment de chapeau qui semblait avoir été ramassé sur un tas de fumier, et cherchant, en le regardant, à donner à sa figure une expression de mépris.
« Je reviens vendre encore tout ce que tu as et puis je reviendrai encore et je recommencerai vingt fois ! cria-t-elle avec un mouvement qui tenait de la menace et de l’orgie d’une danse bachique. Ôte-toi de là ! (Étienne, le visage caché dans ses mains, s’était assis au bord du lit.) Ôte-toi de là ! C’est mon lit et j’ai le droit de m’y coucher. »
Elle s’avança en trébuchant, il l’évita en frissonnant, le visage toujours caché, et passa à l’autre bout de la chambre. Elle se jeta sur le lit où bientôt on l’entendit ronfler. Lui, il se laissa tomber sur une chaise qu’il ne quitta qu’une seule fois pendant toute la nuit. Ce fut pour jeter une couverture sur cette femme comme s’il eût trouvé que les mains dont il se couvrait la figure ne suffisaient pas pour la lui cacher, même au milieu de l’obscurité.
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