1 ...7 8 9 11 12 13 ...21 « Vous permettez, messieurs ? dit M. E. W. B. Childers parcourant la chambre d’un coup d’œil. C’est vous qui demandez Jupe ?
– C’est nous, dit M. Gradgrind. Sa fille est allée le chercher, mais je ne puis attendre ; je vous prierais donc de vous charger d’une commission pour lui.
– Voyez-vous, mon ami, intervint M. Bounderby, nous sommes de ceux qui connaissent la valeur du temps, et vous, vous êtes de ceux qui ne la connaissent pas.
– Je n’ai pas, répliqua M. Childers après avoir regardé M. Bounderby des pieds à la tête, l’honneur de vous connaître, vous ; mais si vous voulez me donner à entendre que votre temps vous rapporte plus d’argent que ne m’en rapporte le mien, je serais assez disposé à croire, rien qu’à en juger par les apparences, que vous ne vous trompez pas.
– Et moi, je serais assez disposé à croire que, lorsque vous avez gagné de l’argent, vous savez le garder, ajouta Cupidon.
– Kidderminster, tais ton bec ! » dit M. Childers.
(Maître Kidderminster, tel était le nom mortel de Cupidon).
« Pourquoi vient-il ici pour se ficher de nous, alors ! s’écria maître Kidderminster faisant preuve d’un tempérament très-irritable. Si vous tenez tant à vous ficher de nous, eh bien ! passez au bureau, aboulez votre argent et donnez-vous en à cœur joie.
– Kidderminster, tais ton bec ! Monsieur (à M. Gradgrind), c’est à vous que j’adressais la parole. Vous savez ou vous ne savez pas, car peut-être ne vous êtes-vous pas trouvé bien souvent au nombre de nos spectateurs, que, depuis quelque temps, ce pauvre Jupe fait four à presque toutes les représentations.
– Fait… quoi ? demanda M. Gradgrind implorant d’un coup d’œil l’aide du tout-puissant Bounderby.
– Fait four.
– Il a refusé quatre mètres de calicot hier soir, dit maître Kidderminster ; il a fait la planche au lieu de piquer des têtes, et de plus il a crampé d’une façon mollasse.
– C’est-à-dire qu’il n’a pas fait ce qu’il devait ; qu’il a refusé de sauter par-dessus les banderoles et n’a pas osé passer à travers les cerceaux ; qu’il a manqué ses tours de force, interpréta M. Childers.
– Oh ! dit M. Gradgrind, c’est là ce que vous appelez faire four ?
– Oui, c’est là le terme général, répondit M. E. W. B. Childers.
– Neuf huiles, Patte-alerte, faire four, refuser quatre mètres de calicot, cramper !… Hé, hé ! exclama Bounderby avec son rire le plus métallique, drôle de société, ma foi, pour un homme qui ne doit son élévation qu’à lui-même !
– Baissez-vous alors ! riposta Cupidon. Bon Dieu ! Si vous vous êtes élevé aussi haut que ça, faites un effort et baissez-vous un peu, je vous en supplie !
– Voilà un garçon bien désagréable ! dit M. Gradgrind, qui se tourna vers Cupidon en fronçant les sourcils d’une façon imposante.
– Nous aurions invité un jeune homme bien élevé pour nous tenir compagnie si vous nous aviez prévenus de votre visite, répliqua maître Kidderminster sans se laisser intimider. Quel dommage que vous ayez oublié de faire afficher un spectacle demandé, puisque vous êtes si difficile ! Quand vous vous mettez à danser sur la tête des gens, il vous faut du chanvre joliment roide, dites donc !
– Que veut dire ce petit malhonnête, demanda M. Gradgrind qui contemplait Cupidon avec une sorte de désespoir, que veut dire ce petit malhonnête avec son chanvre roide ?
– Allons ! va-t’en voir dehors si j’y suis ! dit M. Childers en poussant son jeune ami hors de la chambre, un peu à la façon du chasseur des Prairies américaines. Chanvre roide ou chanvre lâche, peu importe, cela signifie seulement corde roide ou corde lâche… Vous alliez me donner une commission pour Jupe ?
– Oui.
– Dans ce cas, reprit vivement M. Childers, mon opinion est qu’il ne la recevra jamais. Le connaissez-vous beaucoup ?
– Moi ? je ne l’ai jamais vu.
– Eh bien, je commence à croire que vous ne le verrez pas. Il est parti ; la chose me paraît assez claire.
– Vous croyez donc qu’il a abandonné sa fille ?
– Oui, dit M. Childers avec un signe de tête affirmatif, je crois qu’il a décampé. On a appelé Azor hier soir, on l’a appelé avant-hier soir, on l’a encore appelé aujourd’hui, chaque fois à son intention. Depuis quelque temps, Jupe s’y prend toujours de façon à faire appeler Azor, et il ne peut pas s’y habituer.
– Et pourquoi… appelle-t-on… si souvent Azor à son intention ? demanda M. Gradgrind en s’arrachant les mots avec beaucoup de solennité et de répugnance.
– Parce que ses attaches commencent à se roidir, parce qu’il commence à se rouiller, dit Childers. Comme pître, il peut encore briller ; mais cela ne suffit pas pour se tirer d’affaire.
– Pître ? répéta Bounderby. Bon ! voilà que cela recommence !
– Comme parleur, si vous aimez mieux, dit M. E. W. B. Childers, qui jeta cette explication par-dessus son épaule avec un air de dédain et en imprimant une secousse à ses longs cheveux, qui tremblèrent tous à la fois. Or, c’est un fait remarquable, monsieur, que cet homme a moins souffert en entendant les coups de sifflet qu’en apprenant que sa fille sait qu’on a appelé Azor.
– Bon ! interrompit Bounderby. Voilà qui est bon, Gradgrind. Un homme qui aime tant sa fille qu’il vient de la planter là ! Voilà qui est diantrement bon ! Ha ! Ha ! Eh bien, vous saurez une chose, jeune homme : je n’ai pas toujours occupé la haute position où je me trouve ; je vois plus loin que le bout de mon nez. Vous serez peut-être étonné d’apprendre que moi, ma propre mère m’a planté là. »
E. W. B. Childers déclara, en y mettant beaucoup de malice, que cela ne l’étonnait pas le moins du monde.
« Très-bien, poursuivit Bounderby. Je suis né dans un fossé, et ma mère m’a planté là. Croyez-vous que j’excuse sa conduite ? Non. L’ai-je jamais excusée ? Jamais. Quel nom pensez-vous que je lui donne à cause de cette conduite ? Je la nomme probablement la plus mauvaise femme qui ait jamais vécu, mon ivrognesse de grand’mère exceptée. Il n’y a pas l’ombre d’orgueil héréditaire chez moi, pas l’ombre d’imagination, pas l’ombre de toutes ces bêtises sentimentales. J’appelle une bêche une bêche, et il n’est ni crainte ni faveur qui m’empêche d’appeler la mère de Josué Bounderby de Cokeville ce que je l’aurais appelée si elle avait été la mère de Pierre, Jacques ou Paul. J’en agis de même avec l’individu en question. Je dis que c’est un déserteur, un vaurien et un vagabond. Voilà ce qu’il est, en bon français.
– Qu’il soit ce qu’il voudra, en bon français ou en bon anglais, cela m’est parfaitement égal, riposta M. E. W. B. Childers faisant volte-face. Je raconte à votre ami ce qui est arrivé ; s’il ne vous plaît pas de m’écouter, vous pouvez vous donner de l’air. Vous faites joliment votre tête, dites donc ; mais vous pourriez au moins aller la faire dans votre propre maison, gronda E. W. B. Childers avec une ironie sévère. Ne la faites pas trop ici, à moins qu’on ne vous en prie bien fort. Vous avez une maison à vous, je n’en doute pas ?
– Hé ! Hé ! cela se pourrait bien, répondit M. Bounderby faisant sonner son argent.
– Alors, ne pourriez-vous pas vous contenter de faire votre tête dans votre propre maison ? continua M. Childers. Celle-ci, voyez-vous, n’est pas des plus solides, et elle pourrait crouler. »
Après avoir encore une fois regardé M. Bounderby de la tête aux pieds, il parut le considérer comme un homme jugé et se retourna vers M. Gradgrind.
« Il n’y a pas une heure, Jupe a donné une commission à sa fille, et, quelques minutes après, on l’a vu se glisser dehors lui-même, le chapeau rabattu sur les yeux et un paquet enveloppé dans un mouchoir sous son bras. C’est égal, jamais elle ne voudra croire que son père s’est sauvé et l’a plantée là.
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