— L’apéro pendant treize ans ! Voilà ce qu’il voulait nous offrir, Lapietà ! Il me l’a dit ! Je le connais personnellement, Paris est tout petit. L’apéro pendant treize ans, ou le café pendant vingt-six ans. Vingt-six ans de petits noirs ! À tous les habitants du Vercors sud ! Voilà ce que les gangsters nous ont fauché ! Et ça vous fait marrer ?
En effet, ils se marrent.
— Il est vraiment con, ton Malo, Juliette !
*
Sur la route qui nous ramène vers les Rochas, je demande à Julie :
— Ils ont parlé d’Alceste ?
— Motus absolu. Ils l’appellent « le Masque de Fer ».
— Bon. Qui est de garde, ce soir ?
— René et trois autres. En cas d’alerte, Mick a aménagé la petite grotte des Bruyères comme solution de repli. Roger se charge de l’alimentation. Son potager n’est pas loin.
Bon. Ce n’est pas encore cette nuit qu’Alceste se fera la malle ou qu’un fâcheux lui rendra visite.
D’où vient alors l’inquiétude qui me taraude ?
Ce que Julie finit par me demander :
— Qu’est-ce qui te tracasse depuis ce matin, Benjamin ?
Debout sur la banquette arrière, Julius bave dans mon cou.
— Quelqu’un a donné de la bière à Julius ?
— Le bedeau, je crois, ils sont bons amis. Allez, qu’est-ce qui te travaille ?
Je ne sais pas. Je ne sais pas… Il fait sombre. Ce n’est pas Alceste, ce n’est pas ma santé, ce ne sont même pas Sept, Mosma ou Mara aux prises avec les dangers du monde…
Nous roulons dans la nuit bien tombée, à présent. Nos phares louchent dans la brume. Notre sixième sens est en alerte, celui qui guette l’intempestive traversée du gros gibier et suppute la note du garagiste.
— Je n’aime pas cette affaire Lapietà.
C’est vrai.
La juge Talvern et Lapietà…
Je n’aime pas le couple médiatique que forment ma petite sœur Verdun et Georges Lapietà. Chacune de leurs rencontres est comme le nouvel épisode d’un feuilleton qui n’en finit pas.
Un matin de l’année dernière, la radio nous réveille, Julie et moi… Résonne la voix gouailleuse de Georges Lapietà à la sortie d’une audience avec Verdun. Ils venaient de passer onze heures en tête à tête. Lapietà fredonnait « Aux marches du palais » en descendant celles du Palais de justice vers le mur des journalistes qui montaient à sa rencontre. Dès que les micros se sont tendus, il s’est mis à beugler :
— C’était douillet, notre petit rancard. On peut pas dire qu’elle soit causante, causante, cette jugette, mais éloquente à sa façon, oui. Une fille bien ! Et un beau regard derrière ses culs-de-bouteille !
— Bon, chers collègues, un brin d’attention je vous prie. Vous y êtes ?
Le temps de flanquer son portable sur mode avion et de lever un œil vers le crâne fripé de Legendre *, directeur des services actifs, le commissaire divisionnaire Joseph Silistri y est.
— Je vous conseille de ne pas en perdre une miette.
Affaire Lapietà, donc. Après trente-six heures d’atermoiements, la hiérarchie se réveille. Legendre monte au front. Le divisionnaire Silistri et ses lieutenants sont installés dans la patience sans illusions des flics à qui le patron va apprendre ce qu’ils lui ont eux-mêmes appris. Même menu pour la brigade financière : À vos oreilles, les comptables, le grand patron va vous resservir vos dossiers.
— Pour commencer, chers collègues, concernant Georges Lapietà, je sais les bruits qui courent, y compris dans vos services, et je ne vous demanderai jamais assez de vous en tenir aux faits.
En clair : Lapietà, terrain miné, fermez vos gueules, on nous écoute en haut lieu.
Les yeux de Silistri s’attardent sur le petit podium à briefings présidentiels où Legendre perche sa parole. Il a une pensée pour le vieux Coudrier *, son ex-patron depuis longtemps retraité, chez qui il vient de passer quelques jours de vacances. Jadis on bossait sous l’ombre d’un aigle, se dit Joseph Silistri, aujourd’hui on évite les chiures d’un pigeon.
Legendre continue sur sa lancée :
— Des concepts aussi flous que la réputation de la victime (ancien ministre de la République au demeurant, je vous le rappelle) n’ont pas à interférer dans vos investigations. Vous n’êtes pas journalistes, que je sache.
Un pigeon de caniveau, pense Silistri. Monté en grade par le jabot. Parce que pour se faire mousser les plumes, il s’y entend, le ramier *! Titus a eu raison de ne pas venir.
— J’y vais pas, Joseph, a décrété le capitaine Adrien Titus. Je vais ailleurs. La petite Talvern réclame une intuition. Je pars en quête. Si le ramier me demande, trouve quelque chose.
Le ramier ne manquera pas de demander au divisionnaire Silistri où se trouve le capitaine Adrien Titus. « Dentiste, répondra Silistri. Il a passé la nuit à grimper aux rideaux : ce matin, dentiste. »
Silistri a prévenu son ex-beau-frère, le dentiste en question :
— Armand, entre neuf et dix, demain matin, tu reçois un flic et trois caries. Il faut que ça figure sur ton cahier de rendez-vous.
L’ex-beau-frère a résisté :
— Après ce que tu as fait à ma sœur ? Brosse-toi, Joseph !
Silistri a négocié :
— Vingt-deux ans de mariage, Armand, et en ce qui te concerne vingt-deux ans de contraventions étouffées. Tu as une idée de ce que ça fait à la surface, quand ça remonte, vingt-deux ans de contredanses ? Dis un prix pour voir.
À présent, Legendre la joue pédagogue :
— Comme vous le savez, Georges Lapietà a été démis de ses fonctions au sein du groupe LAVA, lui-même détenu par un fonds de pension d’origine étrangère.
« D’origine étrangère », note Silistri. L’enfumage commence. Silistri se demande si Legendre a déjà investi une partie de sa future retraite dans la chaussette magique d’un fonds de pension d’origine étrangère. Passer son reste d’avenir à compter les dividendes, ça lui ressemblerait assez, au ramier.
— À ceux d’entre vous qui seraient tentés de faire des gorges chaudes sur le montant du « parachute doré » accordé à Lapietà (concept purement journalistique au demeurant, cette notion de parachute doré), j’en rappelle la composition : une indemnité légale de licenciement, d’ailleurs assez modeste, une autre indemnité compensant la perte de sa retraite-chapeau, à quoi s’ajoutent le montant des actions qu’il détient dans le groupe, une indemnité de rupture pour chacun de ses mandats d’administrateur et un bonus de départ lié à ses performances au sein du groupe LAVA, lesquelles, concernant Georges Lapietà, sont loin d’être négligeables. Tout cela est parfaitement légal, négocié entre les parties, calculé à l’euro près, sujet à imposition, et surveillé par Bercy. Le divisionnaire Klein *vous fera le détail de ces sommes dans son exposé.
Silistri laisse aller un œil vers le divisionnaire Benoît Klein qui lui renvoie un quart de sourire : Qu’est-ce que je te disais ?
*
Qui parle de guerre des polices ? Ces deux-là ont tenu leur propre réunion la veille au soir, entre quatre yeux et trois bouteilles, qui ont mis à se vider le temps nécessaire à la bonne assimilation du dossier. La Crim’ et la Finance marchaient main dans la main sur ce coup-là.
— Dis-moi exactement ce que tu veux savoir, Joseph.
— Je rentre de vacances, je veux tout savoir.
— On commence par quoi ?
— Ménestrier, Vercel, Ritzman et Gonzalès, par exemple.
— Tous les quatre au conseil d’administration de LAVA, traitement des eaux usées et approvisionnement en eau potable ; des filiales dans le monde entier, comme tu sais.
Читать дальше