*
Pendant cette même éternité, un dénommé Jacques Balestro *, agent sportif de son état, s’offrait un dernier briefing entre copains avant de se rendre à une convocation de la juge Talvern.
— Écoutez, les gars, moi, comme recruteur, je me suis farci le Venezuela, la Tanzanie et le Burkina de la grande époque. Je me suis fadé les Chinetoques sur les paris, je me suis fait chauffer les pieds par les Russes sur le transfert des Brésiliens (parce que j’étais sur le coup des frères brésiliens, si vous vous souvenez !), et j’ai jamais rien lâché ! Jamais ! C’est pas pour m’allonger devant une juge made in France à peine sortie de sa mère ! Nelson Netto, c’est moi, je vous le rappelle. J’ai pris soixante pour cent sur Nelson ! Olvido, c’est moi, quarante pour cent ! Paracolès, c’est moi ! Encore quarante pour cent ! Je suis pas un perdreau de l’année !
— Fais gaffe quand même, Jacky.
— Quoi, fais gaffe quand même ? Le patron se la cogne trois fois par an, cette naine, il en est pas mort !
— Le patron c’est le patron. Tu te compares ?
— C’est pas ce que je veux dire mais c’est jamais qu’une gonzesse, merde. Qu’est-ce qu’elle y connaît ?
— Margaret Thatcher aussi c’était une gonzesse. Demande aux Argentins ce qu’elle y connaissait.
— Jacky, c’est une fille qui a jamais rien lâché aux journalistes, rappelle-toi ça.
— Et alors ?
— Putain, explique-lui, toi, il est trop…
— Je suis trop quoi ?
— Jacky, mon Jacquot, ce qu’on veut te dire, c’est que malgré la pression de sa hiérarchie, celle des lobbies et des politiques, avec toutes les tentations imaginables elle a jamais fuité. Pas un mot. Jamais. À personne. Le secret de l’instruction, c’est elle. Un coffre. Et personne n’a trouvé la combinaison. C’est pas pour rien qu’on l’appelle la juge muette ! Tu sais pourtant combien ça s’achète ce genre de renseignements, t’es allé à la pêche toi aussi ! Crois-moi, dans le monde comme il va, résister à ces tentations-là quand t’es une fonctionnaire à trois balles c’est autre chose que de la fermer devant tes Popofs chauffeurs de pieds.
— Ah ouais ? J’aurais voulu t’y voir, connard.
— Ne me traite pas de connard.
— Ce qu’on veut te dire Jacky, c’est que c’est pas la peine d’y aller avec tes combines habituelles : dessous-de-table, garanties de promotion rapide, robes de collection, jet privé et petit tour à l’opéra de Manaus, ils sont tous à ma botte, j’encule Machin et Truc me suce, ce genre de bonbons ça prend pas avec la juge muette.
— Vous vous gourez, les gars, suffit d’y mettre le prix. C’est pas de putes qu’on manque, c’est de pognon.
— …
— …
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que j’ai dit ?
— …
— T’as un avocat ? C’est toujours Soares, ton avocat ?
— Pas besoin d’avocat. Je suis pas convoqué comme témoin assisté mais comme témoin tout court.
— N’y va pas seul, Jacky.
— Putain, réfléchissez. Y aller avec un baveux, c’est annoncer que j’aurais quelque chose à me reprocher. Regardez-moi, les gars, j’ai quelque chose à me reprocher ?
— …
— Jacques, moins tu en dis, mieux on se porte. Si notre état s’aggrave, c’est toi qui meurs. Parole de connard !
*
L’heure est venue. Jacques Balestro y est. Seul. Pas d’avocat. Font chier avec ça. Pile à l’heure. On l’introduit dans le bureau de la juge Talvern à la seconde de sa convocation. Sans se lever la juge lui fait signe de s’asseoir. Ce qu’il fait. Pas un mot lui non plus. Il la regarde. Il la voit en vrai pour la première fois. Plus moche, tu meurs. Il se raconte vite fait l’histoire de sa vocation : une frustrée. Fait chier le monde pour oublier sa gueule. La juge tourne vers Balestro un écran d’ordinateur encore blême. Il attend. L’écran devient un miroir. Il s’y voit. Ça le surprend un peu. Sa raie de communiant sur sa belle gueule de baroudeur, sa barbe de trois jours et son costard Armani. Derrière, la tronche moustachue de la juge, peau grasse, cheveux plats et luisants. Puis, Balestro entend un cliquetis de clavier. Le miroir redevient écran. Apparaît la première question de la juge.
— Nom, prénom, date de naissance, qualité ?
Là, il éclate de rire.
— Alors c’est ça, la règle du jeu ? Vous écrivez et je parle ? Vous êtes vraiment muette ? C’est permis dans l’administration ?
Mais son rire s’étrangle. Sur l’écran, apparaît sa phrase. Telle qu’il vient de la prononcer.
— Alors c’est ça, la règle du jeu ? Vous écrivez et je parle ? Vous êtes vraiment muette ? C’est permis dans l’administration ?
Cette duplication le fait sursauter :
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
La réponse de la juge d’instruction s’inscrit elle aussi sur l’écran :
— C’est ce que vous venez de dire.
Il a pris un pain. S’agit de récupérer vite fait. Son regard se durcit.
— Pigé : tout ce que vous direz peut être retenu contre vous. Comme au cinoche, quoi. Aussitôt dit, aussitôt écrit.
— Pigé : tout ce que vous direz peut être retenu contre vous. Comme au cinoche, quoi. Aussitôt dit, aussitôt écrit.
Ce deuxième coup est presque aussi violent que le premier. Balestro se tait. La question réapparaît.
— Nom, prénom, date de naissance, qualité ?
Il se redresse sur sa chaise. Il déclare s’appeler Jacques Balestro, être né le 21 janvier 1977 à Nice, exercer la profession d’agent sportif. Ce que l’écran confirme aussitôt.
— Jacques Balestro, né le 21 janvier 1977 à Nice, profession : agent sportif .
— C’est-à-dire ?
— Quoi, c’est-à-dire ?
— Quoi, c’est-à-dire ?
Il ne s’y fait pas. Il ne se fait pas à cet écho visuel.
— On peut pas arrêter ce cirque ? On peut se parler, non ? On est des êtres humains, quand même !
— On peut pas arrêter ce cirque ? On peut se parler, non ? On est des êtres humains, quand même !
La réponse s’inscrit sur l’écran comme d’elle-même.
— Monsieur Balestro, expliquez-moi calmement en quoi consiste le métier d’agent sportif. Je n’y connais rien dans ce domaine.
Il n’y croit pas. Il ne croit pas qu’elle n’y connaisse rien. Il est même persuadé du contraire. Sinon, il n’aurait pas été convoqué. Au fond, elle n’est peut-être pas si futée que ça. Elle le prend pour un nase. Écran ou pas, ça va pas être trop galère.
Pendant qu’il se dit ça, une suite de chiffres s’égrène sur l’écran, énormes et noirs : 1, 2, 3, 4, 5, au rythme des secondes. Il fronce les sourcils. Ne peut pas s’empêcher de demander une deuxième fois :
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Cliquetis.
— C’est le compte du temps que vous mettez à me répondre. Votre temps de réflexion. C’est si long, pour vous, de réfléchir à la nature de votre travail ?
Il se lève.
— Putain, je me tire. Ça suffit, ces conneries !
Il marche vers la porte.
Et il entend la voix de la juge pour la première fois.
— Préférez-vous une convocation comme témoin assisté ?
Ça le stoppe net. La voix est douce, basse, un peu mélancolique. Et sans menace. Il se retourne. Elle le regarde. Des yeux énormes derrière les lunettes qui font loupe. On dirait une chouette. Un oiseau du genre. La voix ne colle pas avec cette image de rapace. Il l’aurait imaginée aigre.
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