— Ça va nous coûter un bras ! renchérit Loussa.
— Un investissement rentable, pronostiqua Leclercq, notre expert-comptable.
— Je vends ma maison du cap Ferrat à des bandits russes, je diminue vos salaires d’un petit quart, on emprunte le reste, on rachète les vévés et on se rembourse sur les bénéfices. C’est gagné d’avance !
Moyennant quoi, Loussa et moi avons passé les mois suivants à débaucher les vévés chez tous les éditeurs qui croyaient avoir acheté un morceau de la vérité vraie. Venez chez nous, venez chers auteurs, la Reine vous aime vraiment, vous serez son seul et son unique ! Ils y ont cru. Ils ont accepté les chèques et ils ont rappliqué, tous, chacun se prenant pour lui-même. Alceste est le champion du jour. Son Ils m’ont menti casse la baraque depuis huit mois. Sa famille aimerait l’empêcher d’écrire la suite.
Tels sont les souvenirs qui accompagnent mon retour au village, Julius le Chien marchant devant moi.
À chaque lièvre qu’il lève, Julius s’assied.
À chaque biche qui bondit d’un sous-bois, Julius s’assied.
À chaque buse qui prend son lourd envol du haut d’un piquet de clôture, Julius s’assied.
Il s’assied, regarde l’animal jusqu’à sa disparition complète, puis un coup d’œil dans ma direction et nous reprenons la route. L’anti-chien de chasse par excellence ? Un ravi de la crèche animale ? Un éthologue qui tient à me faire profiter de la faune ? Il ne manifeste pourtant aucun émerveillement : la bête bondit, Julius s’assied, la bête court, Julius regarde, la bête disparaît, Julius repart. Et pas la moindre expression dans l’œil qu’il pose brièvement sur moi avant de reprendre la route.
Va savoir pourquoi, ça me fait penser à Talvern, l’effarant colosse de Verdun. La passion placide de Ludovic Talvern pour ma petite sœur Verdun, son épouse devant la République… Il y a du Julius, là-dedans, de l’évidence énigmatique. Un été Ludovic a porté Verdun sur ses épaules jusqu’au sommet du Grand Veymont. Talvern s’offrait un dénivelé de mille deux cents mètres, sa femme sur le dos ! Il grimpait loin devant nous. De temps à autre on voyait Verdun se lever et sautiller sur toute la largeur de son homme pour se dégourdir les jambes. Le reste du temps, elle potassait son droit du sport, assise sur son épaule gauche, le bras autour de son cou. Elle n’avait pas encore fini ses études, à l’époque.
De Verdun je passe naturellement à la juge d’instruction qu’elle est devenue et de la juge à l’affaire Lapietà. L’affaire Lapietà qui me colle à la semelle tandis qu’apparaît le village,
où Julie m’attend,
au café de la Bascule,
derrière un demi en train de s’éventer.
*
C’est justement ce dont on parle quand j’ouvre la porte, l’affaire Lapietà. En fait de conversation, la Bascule est au plat unique.
— Il sait pas la meilleure, le Malo ?
Bienvenue collective.
Le regard navré de Julie m’annonce que je n’y couperai pas. Je laisse choir mon sac à dos, réclame un demi pour moi et une gamelle de flotte pour Julius resté dehors. Tout le village masculin est là. Et tous de se taper sur la cuisse, de se fendre mêmement la gueule, parce que, pute borgne, enlever Lapietà c’est déjà pas de la tarte, mais demander son parachute en or comme rançon, et pas un centime de plus, ça, ça cause !
(Ah ! voilà ce que voulait m’annoncer Alceste… Le montant de la rançon…)
Histoire d’entrer dans la danse, je demande :
— C’est combien, déjà, le parachute doré ? C’est quoi, le chiffre exact ?
Ils me le sortent d’une seule voix.
— Ah ! Quand même !
Toutes calculettes dehors, suit la cascade des comparaisons :
— Vingt mille fois le SMIC net, dis donc !
— Vingt-huit mille cinq cents fois ma retraite, de Dieu !
— Et toi, César, combien de ton RSA ?
Le maître du husky piétineur de myrtilles marmonne le montant de son allocation :
— Putain, quarante-quatre mille huit cent sept fois le RSA de César ! braille son voisin de coude en levant son verre comme s’il trinquait au plus chanceux.
— Tu trouves pas que ça cause, le Malo ?
Le Malo c’est moi, je suis le gars de Julie. Julie c’est leur Juliette, la fille de feu le gouverneur colonial Corrençon, la légende du Vercors, un village porte son nom de l’autre côté du massif. Leur Juliette… Nés et grandis ensemble. Leur chef de bande à l’âge des découvertes. Celle qui se défendait comme trois mecs en cas de litige. Pas un gars de la région ne s’y serait risqué, côté gaudriole. Ça ne leur serait pas venu à l’idée. Défendue par tous, par conséquent interdite à chacun.
Le Malo, c’est moi, donc, le gars que la Juliette a ramené, qui monte sur le plateau dès qu’on ouvre la cage aux salariés. Un Parisien. Bosse dans une maison d’édition à ce qu’il paraît. Écrivain ? Non, autre chose.
Dès que j’ai débarqué dans leur monde ça leur a convenu, Malaussène, comme nom, c’était réductible et déclinable : Malo tout court ou Mal aux seins, Mal aux pieds, Mal aux yeux, Mal au cul, selon les occurrences. Et tranquillement conceptualisable : « le Malo ». L’art local du surnom mériterait une étude approfondie. « César », par exemple, tout épuisé sous le poids de ses dreadlocks, je me suis longtemps demandé qui avait eu le génie de donner ce surnom impérial au type le moins conquérant de l’endroit. C’est Robert qui m’a donné la réponse :
— Tu es toujours prêt à nous inventer des qualités qu’on n’a pas, Benjamin. Tu veux que je te dise pourquoi on l’appelle César ? Tu vas être déçu. Quand il s’est pointé, avec cette tignasse à avoir passé sa vie sous son lit, l’un de nous (Dédé, Yves, Mick *, René, Roger ou moi, va savoir) lui a naturellement filé le nom de ce balai, tu sais, avec les franges de laine tout autour, l’O’Cedar. Un autre, qui était un peu plus monté en pastis, a compris Ô César. Et c’est César qui est resté en fin de compte, César tout court, c’est plus maniable au comptoir. Va pas chercher plus loin, on a le sens pratique, ici, c’est tout.
Et maintenant ils veulent savoir ce que je pense de l’affaire Lapietà.
— Ça te cause pas, à toi ?
Comme souvent quand on m’interpelle, je reste coi. Malaussène ou le degré zéro de la spontanéité. Produire à la demande ce que je suis censé penser sur ceci ou cela m’indique généralement que je n’en pense rien. Lapietà ? Voyons un peu, qu’est-ce que je pense de l’affaire Lapietà ? Que soixante-six millions de Français doivent être en train d’en parler. Aucun doute, la bande qui a fait le coup en exigeant pour rançon le montant du parachute doré au centime près a tapé dans le mille symbolique. Mais ça, à la Bascule, ils le savent tous, vu que la France c’est eux. C’est nous.
À tout hasard *, je demande combien nous sommes dans la communauté de communes.
Google saute instantanément dans les mains :
— 675 à La Chapelle,
— 226 à Saint-Julien,
— 396 à Saint-Martin,
— 344 à Vassieux,
— 378 à Saint-Agnan.
Pour un total de deux mille et dix-neuf âmes.
— Recensement 2012, précise Mick.
— Eh bien, les gars, dis-je, j’ai une mauvaise nouvelle pour nous tous.
Les verres se suspendent.
— Vous savez ce qu’il allait en faire, Lapietà, de son parachute doré, si ces irresponsables ne l’avaient pas kidnappé ?
Silence inquiet.
— Mick, tu peux me prêter ta calculette, s’il te plaît ?
Calculette où je divise à haute voix 22 807 204 par 2,40, ce qui nous donne 9 503 000, eux-mêmes divisés par 2019, ce qui fait 4 706, divisibles à leur tour par 365.
Читать дальше