Daniel PENNAC
L’œil du loup
« Pour Alice, princesse Li Tsou,
et Louitou, type formidab’ »
CHAPITRE PREMIER
LEUR RENCONTRE
Debout devant l’enclos du loup, le garçon ne bouge pas. Le loup va et vient. Il marche de long en large et ne s’arrête jamais.
« M’agace, celui-là… »
Voilà ce que pense le loup. Cela fait bien deux heures que le garçon est là, debout devant ce grillage, immobile comme un arbre gelé, à regarder le loup marcher.
« Qu’est-ce qu’il me veut ? »
C’est la question que se pose le loup. Ce garçon l’intrigue. Il ne l’inquiète pas (le loup n’a peur de rien), il l’intrigue.
« Qu’est-ce qu’il me veut ? »
Les autres enfants courent, sautent, crient, pleurent, ils tirent la langue au loup et cachent leurs têtes dans les jupes de leurs mères. Puis, ils vont faire les clowns devant la cage du gorille et rugir au nez du lion dont la queue fouette l’air. Ce garçon-là, non. Il reste debout, immobile, silencieux. Seuls ses yeux bougent. Ils suivent le va-et-vient du loup, le long du grillage.
« N’a jamais vu de loup, ou quoi ? »
Le loup, lui, ne voit le garçon qu’une fois sur deux.
C’est qu’il n’a qu’un œil, le loup. Il a perdu l’autre dans sa bataille contre les hommes, il y a dix ans, le jour de sa capture. À l’aller donc (si on peut appeler ça l’aller), le loup voit le zoo tout entier, ses cages, les enfants qui font les fous et, au milieu d’eux, ce garçon-là, tout à fait immobile. Au retour (si on peut appeler ça le retour), c’est l’intérieur de son enclos que voit le loup. Son enclos vide, car la louve est morte la semaine dernière. Son enclos triste, avec son unique rocher gris et son arbre mort. Puis le loup fait demi-tour, et voilà de nouveau ce garçon, avec sa respiration régulière, qui fait de la vapeur blanche dans l’air froid.
« Il se lassera avant moi », pense le loup en continuant de marcher. Et il ajoute :
« Je suis plus patient que lui. »
Et il ajoute encore :
« Je suis le loup. »
Mais, le lendemain matin, en se réveillant, la première chose que voit le loup, c’est ce garçon, debout devant son enclos, là, exactement au même endroit. Le loup a failli sursauter.
« Il n’a pas passé la nuit ici, tout de même ! » Il s’est contrôlé à temps, et il a repris son va-et-vient comme si de rien n’était.
Cela fait une heure, maintenant, que le loup marche. Une heure que les yeux du garçon le suivent. Le pelage bleu du loup frôle le grillage. Ses muscles roulent sous sa fourrure d’hiver. Le loup bleu marche comme s’il ne devait jamais s’arrêter. Comme s’il retournait chez lui, là-bas, en Alaska. « Loup d’Alaska », c’est ce qu’indique la petite plaque de fer, sur le grillage. Et il y a une carte du Grand Nord, avec une région peinte en rouge, pour préciser. « Loup d’Alaska, Barren Lands »…
Ses pattes ne font aucun bruit en se posant sur le sol. Il va, d’un bout à l’autre de l’enclos. On dirait le battant silencieux d’une grande horloge. Et les yeux du garçon font un mouvement très lent, comme s’ils suivaient une partie de tennis au ralenti.
« Je l’intéresse donc tant que ça ? »
Le loup fronce les sourcils. Des vaguelettes de poils hérissés viennent mourir au bord de son museau. Il s’en veut de se poser toutes ces questions à propos de ce garçon. Il avait juré de ne plus jamais s’intéresser aux hommes.
Et, depuis dix ans, il tient le coup : pas une pensée pour les hommes, pas un regard, rien. Ni pour les enfants qui font les pitres devant sa cage, ni pour l’employé qui lui jette sa viande de loin, ni pour les artistes du dimanche qui viennent le dessiner, ni pour les mamans idiotes qui le montrent aux tout-petits en piaillant : « Voilà, c’est lui, le loup, si t’es pas sage t’auras affaire à lui ! » Rien de rien.
« Le meilleur des hommes ne vaut rien ! »
C’est ce que disait toujours Flamme Noire, la mère du loup.
Jusqu’à la semaine dernière, le loup s’arrêtait quelquefois de marcher. La louve et lui s’asseyaient en face des visiteurs. Et c’était exactement comme s’ils ne les voyaient pas ! Le loup et la louve regardaient droit devant eux. Leur regard vous passait au travers. On avait l’impression de ne pas exister. Très désagréable.
« Qu’est-ce qu’ils peuvent bien regarder comme ça ? »
« Qu’est-ce qu’ils voient ? »
Et puis la louve est morte (elle était grise et blanche, comme une perdrix des neiges). Depuis, le loup ne s’est plus jamais arrêté. Il marche du matin au soir, et sa viande gèle sur le sol autour de lui. Dehors, droit comme un i (un i dont le point ferait de la vapeur blanche), le garçon le regarde.
« Tant pis pour lui », décide le loup.
Et il cesse complètement de penser au garçon.
Pourtant, le lendemain le garçon est là. Et le jour suivant. Et les jours d’après. Au point que le loup est bien obligé de repenser à lui.
« Mais qui est-ce ? »
« Qu’est-ce qu’il me veut ? »
« Ne fait donc rien de la journée ? »
« Travaille pas ? »
« Pas d’école ? »
« Pas d’amis ? »
« Pas de parents ? »
« Ou quoi ? »
Un tas de questions qui ralentissent sa marche. Il se sent les pattes lourdes. Ce n’est pas encore de la fatigue, mais ça pourrait venir. « Incroyable ! » pense le loup. Enfin, demain, on fermera le zoo. C’est le jour du mois consacré au soin des bêtes, à l’entretien des cages. Pas de visiteurs, ce jour-là.
« Je serai débarrassé de lui. »
Pas du tout. Le lendemain, comme les autres jours, le garçon est là. Il est même là plus que jamais, tout seul devant l’enclos, dans le jardin zoologique absolument désert.
— Oh non !… gémit le loup.
Eh si !
Le loup se sent maintenant très fatigué. À croire que le regard de ce garçon pèse une tonne.
« D’accord », pense le loup.
« D’accord ! »
« Tu l’auras voulu ! »
Et, brusquement, il s’arrête de marcher. Il s’assied bien droit, juste en face du garçon. Et lui aussi se met à le regarder. Il ne lui fait pas le coup du regard qui vous passe au travers, non. Le vrai regard, le regard planté !
Ça y est. Ils sont face à face, maintenant.
Et ça dure.
Pas un visiteur, dans le jardin zoologique. Les vétérinaires ne sont pas encore arrivés. Les lions ne sont pas sortis de leur tanière. Les oiseaux dorment dans leurs plumes. Jour de relâche pour tout le monde. Même les singes ont renoncé à faire les guignols. Ils pendent aux branches comme des chauves-souris endormies.
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