Daniel Pennac - Au bonheur des ogres

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Côté famille, maman s'est tirée une fois de plus en m'abandonnant les mômes, et le Petit s'est mis à rêver d'ogres Noël.
Côté cœur, tante Julia a été séduite par ma nature de bouc (de bouc émissaire).
Côté boulot, la première bombe a explosé au rayon des jouets, cinq minutes après mon passage. La deuxième, quinze jours plus tard, au rayon des pulls, sous mes yeux. Comme j'étais là aussi pour l'explosion de la troisième, ils m'ont tous soupçonné.
Pourquoi moi ?
Je dois avoir un don…

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Daniel Pennac

Au bonheur des ogres

« Pour attirer le petit Dionysos dans leur cercle, les Titans agitent des espèces de hochets. Séduit par ces objets brillants, l’enfant s’avance vers eux et le cercle monstrueux se referme sur lui. Tous ensemble, les Titans assassinent Dionysos ; après quoi ils le font cuire et ils le dévorent. »

RENÉ GIRARD Le Bouc Emissaire.

« … les fidèles espèrent qu’il suffira au saint d’être là (…) pour qu’il soit frappé à leur place. »

RENÉ GIRARD Le bouc Emissaire.

« Les méchants ont sans doute compris quelque chose que les bons ignorent. »

WOODY ALLEN

Au Gros.

A Robert Soulat.

1

La voix féminine tombe du haut-parleur, légère et prometteuse comme un voile de mariée.

— Monsieur Malaussène est demandé au bureau des Réclamations.

Une voix de brume, tout à fait comme si les photos de Hamilton se mettaient à parler. Pourtant, je perçois un léger sourire derrière le brouillard Miss Hamilton. Pas tendre du tout, le sourire. Bon, j’y vais. J’arriverai peut-être la semaine prochaine. Nous sommes un 24 décembre, il est seize heures quinze, le Magasin est bourré. Une foule épaisse de clients écrasés de cadeaux obstrue les allées. Un glacier qui s’écoule imperceptiblement, dans une sombre nervosité. Sourires crispés, sueur luisante, injures sourdes, regards haineux, hurlements terrifiés des enfants happés par des pères Noël hydrophiles.

— N’aie pas peur, chéri, c’est le Père Noël !

Flashes.

En fait de Père Noël, j’en vois un, moi, gigantesque et translucide, qui dresse au-dessus de cette cohue figée sa formidable silhouette d’anthropophage. Il a une bouche cerise. Il a une barbe blanche. Il a un bon sourire. Des jambes d’enfants lui sortent par les commissures des lèvres. C’est le dernier dessin du Petit, hier, à l’école. Gueule de la maîtresse : « Vous trouvez normal de dessiner un Père Noël pareil, un enfant de cet âge ? » « Et le Père Noël, j’ai répondu, vous le trouvez tout à fait normal , lui ? » J’ai pris le Petit dans mes bras, il était bouillant de fièvre. Il avait si chaud que ses lunettes en étaient embuées. Ça le faisait loucher encore davantage.

— Monsieur Malaussène est demandé au bureau des Réclamations.

M. Malaussène a entendu, bordel ! Il est même au pied de l’escalator central. Et il s’y serait déjà engagé s’il n’était cloué sur place par la gueule noire d’un canon rayé. Parce que c’est moi qu’il vise, le salaud, pas d’erreur possible. La tourelle a tourné sur son axe, s’est immobilisée dans ma direction, puis le canon a levé le nez jusqu’à me fixer entre les deux yeux. Tourelle et canon appartiennent à un char AMX 30, télécommandé par un vieillard d’un mètre quarante qui manipule l’engin à distance, en poussant des petits gloussements émerveillés. C’est un des innombrables petits vieux de Théo. Réellement très petit, absolument vieux, repérable à cette blouse grise dont Théo les affuble pour ne pas les perdre de vue.

— Pour la dernière fois, grand-père, remettez ce jouet à sa place !

La vendeuse gronde avec lassitude derrière le rayon des jouets. Elle a la gentille tête d’un écureuil qui aurait conservé ses noisettes dans ses joues. Le vieillard crachote un refus d’enfant, son pouce sur le bouton de la mise à feu. Je claque un garde-à-vous impeccable et dis :

— L’AMX 30 est dépassé, mon Colonel, bon pour la ferraille ou l’Amérique latine.

Le petit vieux jette un regard désolé sur son joujou, puis, d’un geste résigné, me fait signe de passer. Le sourire de la vendeuse me dédie un brevet de gérontologie. Cazeneuve, le flic de l’étage, surgit du sol et ramasse le char d’un air rageur.

— Décidément, il faut toujours que tu foutes la merde, Malaussène !

— Ta gueule, Cazeneuve.

Atmosphère…

Son char envolé, le vieillard reste bras ballants. Je me laisse emporter par l’escalator, avec un certain soulagement, comme si j’espérais trouver plus d’air en altitude.

En altitude, c’est Théo, que je trouve. Cintré dans un costard flamant rose, il fait la queue, comme d’habitude, devant la cabine de photomaton. Il me sourit gentiment.

— Il y a un de tes bébés qui sème le branle au rayon des jouets, Théo.

— Tant mieux, pendant ce temps il n’ouvre pas sa blouse à la sortie des écoles.

Sourire pour sourire. Puis du coin de l’œil, Théo me désigne la cage en verre des Réclamations.

— On dirait qu’on s’occupe de toi, là-dedans.

En effet, il ne me faut pas une seconde pour comprendre que Lehmann est au boulot depuis un certain temps. Il est en train d’expliquer à la cliente que c’est entièrement de ma faute. Des larmes jaillissent à petits jets brefs des yeux de la dame. Elle a rangé dans un coin un bébé obèse rentré en force dans une poussette déglinguée. J’ouvre la porte. J’entends Lehmann affirmer, sur le ton de la plus franche solidarité :

— Je suis entièrement d’accord avec vous, madame, c’est absolument inadmissible, d’ailleurs…

Il m’a vu.

— D’ailleurs le voici, nous allons lui demander ce qu’il en pense.

Sa voix a changé de registre. Du compatissant, on glisse au venimeux. L’affaire est simple. Lehmann me l’expose avec une tranquillité d’hypnotiseur. Le bébé obèse pose sur moi un regard gai comme le monde. Voilà, il y a trois jours, mes services auraient vendu à la dame ici présente un réfrigérateur d’une contenance telle qu’elle y a enfourné le réveillon de vingt-cinq personnes, hors-d’œuvre et desserts compris. « Enfourné » est d’ailleurs le mot juste, puisque cette nuit, pour une raison dont Lehmann aimerait bien que je lui fournisse l’explication, le frigo en question s’est transformé en incinérateur. Un miracle que madame n’ait pas été brûlée vive en ouvrant la porte ce matin. Je jette un bref coup d’œil à la cliente. Ses sourcils, en effet, sont roussis. La douleur qui perce à travers sa colère m’aide à prendre un air lamentable. Le bébé me regarde comme si j’étais la source de tout. Mes yeux à moi se portent avec angoisse sur Lehmann, qui, les bras croisés, s’est appuyé contre l’arête de son bureau et dit :

— J’attends.

Silence.

— Le Contrôle Technique, c’est vous, non ?

J’en conviens d’un hochement de tête et balbutie que, justement, je ne comprends pas, les tests de contrôle avaient été effectués… — Comme pour la gazinière de la semaine dernière ou l’aspirateur du cabinet Boëry !

Dans le regard du môme, je lis clairement que le massacre des bébés phoques, c’est moi. Lehmann s’adresse de nouveau à la cliente. Il parle comme si je n’étais pas là. Il remercie la dame de n’avoir pas hésité à déposer sa plainte avec vigueur. (Dehors, Théo poirote toujours à la porte du photomaton. Il ne faudra pas que j’oublie de lui demander un double de sa photo pour l’album du Petit.) Lehmann estime qu’il est du devoir de la clientèle de participer à l’assainissement du Commerce. Il va sans dire que la garantie jouera et que le Magasin lui livrera séance tenante un autre réfrigérateur.

— Quant aux préjudices matériels annexes dont vous-même et les vôtres avez eu à pâtir (il parle comme ça, l’ex sous-off Lehmann, avec, au fond de la voix, le souvenir de la bonne vieille Alsace où le déposa la Cigogne — celle qui carbure au Riesling), M. Malaussène se fera un plaisir de les réparer. A ses frais, bien entendu.

Et il ajoute :

— Joyeux Noël, Malaussène !

Maintenant que Lehmann lui retrace ma carrière dans la maison, maintenant que Lehmann lui affirme que, grâce à elle, cette carrière va prendre fin, ce n’est plus de la colère que je lis dans les yeux fatigués de la cliente, c’est de l’embarras, puis de la compassion, avec des larmes qui remontent à l’assaut, et qui tremblent bientôt à la pointe de ses cils.

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