Daniel Pennac - Des chrétiens et des Maures

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Un matin, le Petit a décrété :
— Je veux mon papa.
Il a repoussé son bol de chocolat et j'ai su, moi, Benjamin Malaussène, frère de famille, que le Petit n'avalerait plus rien tant que je n'aurais pas retrouvé son vrai père. Or ce type était introuvable. Probablement mort, d'ailleurs.
Après deux jours de jeûne le Petit était si transparent qu'on pouvait lire au travers. Mais il repoussait toujours son assiette :
— Je veux mon papa.

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Daniel Pennac

Des chrétiens et des Maures

À P'tit Louis Couton,

qui en a lu d'autres

Vifs remerciements à

Jean-Philippe Postel

qu'il partagera

équitablement avec

le professeur Wagner

« I would prefer not to. »

HERMAN MELVILLE Bartleby

1

BARTLEBISME

— Je veux mon papa.

Le Petit est entré dans notre chambre, s'est campé devant notre lit, et a déclaré :

— Je veux mon papa.

C'était un matin de juin. Juin dernier. Six heures et demie, sept heures moins le quart, par là. Moins de sept heures, en tout cas. Belleville se réveillait à peine, les poubelles n'étaient pas passées, Monsieur Malaussène, le dernier-né de la tribu, en écrasait dans son hamac au-dessus du lit matrimonial, et Julius le Chien ne battait pas la porte de sa queue pour me rappeler à l'existence de sa vessie. Il n'était pas sept heures.

— Je veux mon papa.

J'ai cligné des yeux dans la pénombre. J'ai considéré le Petit. Il n'était pas plus haut que la poignée de la porte, mais il me fallait admettre qu'avec toutes ces années il avait fini par grandir, incognito. Monsieur venait d'accéder à l'humour et me le faisait savoir. Monsieur était tout bonnement en train de plaisanter. Il a désigné le nouveau venu, dans son hamac, au-dessus de ma tête, avec un sourire malin, et a précisé :

— Moi aussi, je veux mon papa.

(Un grand qui joue au petit, d'accord.) J'ai répondu :

— Accordé, tu l'auras, ton papa, en attendant, descends mettre la table, j'arrive.

Et je suis resté au lit. Profiter des dernières minutes de paix avant les premières mesures de l'opéra familial, c'est le seul plaisir que je n'ai jamais hypothéqué.

Quand je suis descendu, table mise, chocolat chaud, tartines, jus d'orange, champ de céréales épandu sur la nappe, l'usine tournait. Ils avaient tous leur journée devant eux. Dans trois minutes, Clara conduirait Verdun, C'Est Un Ange et Monsieur Malaussène à la crèche de la rue des Bois où elle avait trouvé du boulot, Jérémy et le Petit fonceraient vers leur bahut commun, et, après avoir torchonné la table, Thérèse irait donner ses consultations astrales aux gogos de Belleville. (Malraux avait raison : le vingt et unième siècle sera spirituel ; le chômage s'y emploie.) Dans trois minutes, la quincaillerie serait déserte. Je laissai la mousse monter dans ma cafetière turque en aspirant à cette solitude, quand la voix de Thérèse m'électrocuta.

— Qu'est-ce que tu attends pour boire ton chocolat, le Petit ? Tu vas te mettre en retard !

Le Petit se tenait assis, très droit dans la fumée de son bol. Il n'avait pas touché à ses tartines.

— Je veux mon papa.

*

Passons sur la journée qui suivit. Boulot pour tout le monde, y compris pour moi-même, aux Éditions du Talion — soucis familiaux mis entre parenthèses : professionnalisme ! — , jusqu'au soir, où le dîner nous restitua le Petit pareillement statufié dans la vapeur de sa soupe.

— Je veux mon papa.

— Il n'a rien bouffé à la cantine non plus, annonça Jérémy.

La nouvelle engendra une série de commentaires où chacun joua sa partition. Thérèse y alla de ses certitudes, estimant qu'il était « parfaitement naturel » qu'après la naissance de Monsieur Malaussène le Petit éprouvât un « syndrome d'abandon » et cherchât un « ancrage identitaire », d'où la revendication « absolument légitime » d'un « père biologique avéré ».

— Des conneries, trancha Jérémy, paternité biologique, mes glandes !

Premier argument d'une tirade enflammée tout au long de laquelle Jérémy (mais, l'ai-je bien compris ?) s'attacha à démontrer que le père est une hypothèse dont on peut fort bien se passer, et que, dans tous les cas de figures, si notre mère commune avait pris la décision d'écarter nos géniteurs à l'heure de notre arrivée, c'était vraisemblablement en toute connaissance de cause, « elle avait ses raisons, maman », qui ne pouvaient qu'être les bonnes, vu que maman « n'avait pas l'air comme ça », mais qu'elle « savait ce qu'elle faisait, maman ! ».

— Maman ne sait pas ce qu'elle fait, Thérèse ? C'est ça ? C'est ça ? Mais dis-le, si c'est ce que tu penses ! Maman ne sait pas ce qu'elle fait ?

Silence explosif, tout au fond duquel j'entendis la voix de Clara murmurer à l'oreille du Petit :

— Mais c'est Benjamin notre papa. C'est Benjamin, et c'est Amar, aussi. Et c'est Théo. Allez, mange ta soupe, le Petit.

— Je préférerais mon papa, répondit le Petit sans toucher à son potage.

Ce conditionnel présent hanta ma nuit.

Je préférerais.

Le Petit avait bien dit : « Je préférerais mon papa. »

J'ignorais que le mode d'un verbe pût vous glacer le sang. Ce fut bel et bien le cas. Pour une raison que je ne parvenais pas à m'expliquer, ce conditionnel présent emprisonna ma nuit dans un sarcophage de terreur. (Métaphore lamentable, je sais, mais je n'étais pas en état d'en trouver une meilleure.) Pas même la force de me retourner dans mon lit. Et pas l'occasion de m'en ouvrir à Julie, vu que Julie n'était pas là. Partie en croisade, Julie, juste après la naissance de Monsieur Malaussène. Oui, à peine relevée de ses couches, Julie s'était mis en tête de rassembler sous sa crinière de lionne tous les journalistes jetés à la rue depuis le mois de janvier par les effets du réalisme libéral sur les ressources humaines de la presse française. Julie projetait rien de moins que la création d'un journal qui se passerait de pub, de hiérarchie, d'agences de presse « et autres préjugés » ( sic ). « Ça prendra le temps que ça prendra, Benjamin, mais n'aie pas peur je reviendrai, n'oublie pas que tu es mon porte-avions préféré, dorlote Monsieur Malaussène et ne te plante pas dans les horaires des biberons. » Julie était Julie, et je restai seul avec le mode conditionnel.

Que le Petit me resservit le lendemain, devant ses tartines intactes.

— Je préférerais mon papa.

Il entamait son deuxième jour de jeûne.

*

Ce fut aux Éditions du Talion que je compris la raison de mon allergie au mode conditionnel. Si violemment que je faillis en tomber de mon fauteuil.

J'étais en train de suggérer quelques corrections à un auteur dont le manuscrit n'avait pas entièrement convaincu la Reine Zabo, ma sainte patronne (« … Trois fois rien, Malaussène, demandez-lui seulement de refaire son début, de dégraisser le corps du récit, d'envisager une autre fin, de féminiser les personnages féminins et de changer de ton surtout, trop d'à-plats dans son texte, c'est une écriture qu'il nous faut, une écriture ! Je veux entendre sa voix ! ») lorsque l'auteur en question me répondit le plus courtoisement du monde :

— Je préférerais n'en rien faire.

Encore ce conditionnel présent ! Le même que celui du Petit. Un conditionnel intraitable. Un impératif de politesse, en fait. Mais un impératif catégorique. Ce type ne toucherait pas un seul mot de son texte. Dût-il en crever, il ne changerait pas une virgule. À la seconde même, je sus que le Petit n'avalerait plus rien tant que je n'aurais pas retrouvé son vrai père. Il se laisserait mourir, tout simplement. De faim. Je levai la tête. L'auteur se tenait là, assis devant moi, impassible et doux. Deux expressions me traversèrent l'esprit : pitoyablement respectable, incurablement solitaire . Et une troisième, pour faire bon poids : lividement net . Comme un cadavre.

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