Et, tant que j'y étais, j'ajoutai que je n'étais pas moi-même atteint de bovarysme, que je savais parfaitement faire le départ entre ce qui relevait de la littérature et ce qui ressortissait à la pathologie, que Bartleby, en l'occurrence, ne jouait ici que le rôle d'une métaphore, mais lumineuse comme une fusée de détresse.
— Je te parle de mon plus jeune frère qui me fait une grève de la faim !
— Comme Bartleby. Précisément. Mais pas la même grève.
— Qu'est-ce que ça veut dire : pas la même grève ?
— Bartleby « would prefer not to ». Ton petit frère à lunettes roses « would prefer son papa » . Cela me paraît plus… constructif. Il suffit de retrouver le daddy en question.
— Parce que tu t'imagines que je n'y ai pas pensé ? Le père du Petit est aussi introuvable qu'une envie quelconque dans la poitrine de Bartleby.
— Existe pas ?
— Impossible à retrouver, je te dis. Probablement mort, d'ailleurs.
— Ta mère n'a pas une petite idée sur la question ?
— Ma mère tient ses fichiers à jour. Elle connaît l'adresse de tous ses hommes, mais pas de celui-là.
— Il suffit d'en dégoter un autre ! N'importe lequel ! Il ne doit pas manquer de brave type pour jouer un rôle aussi honorable. Moi-même, si je peux te rendre ce service…
Ce disant en posant sa sombre main de Casamance sur ma blanche main d'ici. Il eut un sourire devant le contraste :
— Avec un peu de persuasion…
— Je ne doute pas de ton génie dans ce domaine, Loussa, mais le Petit ne s'y trompera pas. Si on lui fourgue un figurant en guise de papa, on précipite la catastrophe.
— L'instinct ?
— Je suppose, comme diraient tes amis anglais.
— Wǒ huáiyí (j'en doute), répondraient mes amis chinois.
— C'est pourtant comme ça.
Suivit un silence d'impasse pendant lequel Youcef déposa la graine sur la table. Loussa nous servit en couscous et c'était comme un surcroît de silence qui tombait dans nos assiettes. Pluie silencieuse de la semoule… Dunes, bientôt… Apaisement, un peu… Si bien que je finis par murmurer :
— C'est étrange, d'ailleurs, quand j'y repense… Le père du Petit est le seul homme de ma mère qui ait vécu sous notre toit.
— Ah bon ? Tu le connais, alors…
— Non.
Et Loussa me fit une proposition.
– Écoute, on s'autorise une traversée du désert et tu me racontes ça à l'arrivée, d'accord ? Pendant le thé à la menthe.
Il me fallut donc, pendant le thé à la menthe, remonter une dizaine de mois avant la naissance du Petit. C'est un passé difficile à concevoir, aujourd'hui que le Petit, avec ses lunettes roses — ou les rouges, il en a deux paires — , me semble évoluer depuis toujours dans mon paysage. Nos enfants datent de toute éternité…
Notations préliminaires que Loussa accueillit avec une patience de Bédouin.
— Je t'en prie, fit-il, prends ton temps.
Un filet de thé tomba du ciel dans mon verre damassé.
— J'ai un ami, dis-je, qui affirme n'avoir jamais vu son père à jeun. Bourré, du matin au soir. Plein comme un œuf. Il ne l'a pas vu sobre une seule fois… Tout comme moi. Je n'ai jamais vu ma mère autrement qu'enceinte.
— Vous n'êtes pourtant pas si nombreux, dans votre tribu.
— C'est compter sans les fausses couches.
— Excuse-moi, lâcha Loussa comme si je venais d'évoquer une série de deuils récents.
— Pas de mal. Régulation naturelle de l'espèce… en fonction de notre surface habitable, peut-être, ou de mon salaire au Talion, va savoir. Si la nature avait laissé ma mère faire selon son cœur, la quincaillerie qui nous tient lieu de maison ressemblerait à un orphelinat de Dickens. Je serais obligé d'en estropier la moitié pour les envoyer faire la manche.
Je tournais autour du pot. Je touillais une mayonnaise qui commençait à prendre.
— C'était…
C'était un après-midi pluvieux. Nous ramenions maman de l'hôpital, vide d'enfant et pleine de larmes, sous un ciel qui vidangeait. L'ambiance était à la vengeance divine, je m'en souviens très bien. Il pleuvait continûment depuis trois jours. La Seine menaçait de tout nettoyer. Les mieux pistonnés songeaient déjà à s'offrir une arche.
Maman gémissait.
— C'est terrible, d'avoir aimé pour rien, Benjamin.
Je tenais la main de ma mère dans une ambulance qui luttait contre la noyade.
— Repose-toi, ma petite mère.
— C'est la dernière fois, mon grand, je te le jure.
Maman s'accrochait à des serments.
— Repose-toi.
— Tu es un bon fils, mon tout petit.
Le bon fils faisait son office.
— Tu n'es pas une mauvaise mère.
Plaintes et consolations hurlées sous un toit d'ambulance où s'acharnait le divin batteur.
— Qu'est-ce que tu dis ?
— Je dis que tu es une bonne mère !
Devant, ce n'était pas plus gai. Hadouch conduisait l'ambulance à côté de ma sœur Louna qui pleurait autant que maman. Louna venait de se faire plaquer par un toubib de son hôpital, un neurologue. Elle y avait laissé un bon morceau de cœur.
— Je vais me le faire, ce fils de chienne, hurlait Hadouch. Donne-moi le feu vert, Louna, et je vais lui apprendre à aimer !
— Non, Hadouch, laisse-le, c'est pas sa faute, c'est la mienne. Je te jure, c'est moi, c'est moi !
— On ne te traite pas comme ça, Louna ! Personne. Pas tant que j'existe. Sur la foi de ma mère ! Je vais lui foutre Mo et Simon au cul, il va comprendre sa douleur, ce queutard ! Comment il s'appelle ?
— C'est pas lui, Hadouch, c'est moi !
Louna avait pris le pli inverse de notre mère. Elle se faisait jeter aussi souvent que maman larguait les hommes. Comme si elle cherchait à rétablir une sorte d'équité dans la république de l'amour. Mais elle tombait chaque fois de si haut et se faisait si mal qu'il nous en venait des envies de meurtre, à Hadouch et à moi. Seulement, venger Louna revenait à dépeupler la Faculté. Même Hadouch et ses copains n'y auraient pas suffi. Louna était déjà infirmière à l'époque. Le corps médical appréciait hautement le sien. Elle se donnait sans compter mais en espérant beaucoup. Elle supposait une âme aux hommes.
Total, il pleuvait autant à l'intérieur de l'ambulance que sur Paris. Les essuie-glaces brassaient les eaux du déluge sur celles du désespoir. Une période dramatique, en fait. Je passais mon temps à manier la serpillière. Une de ces déprimes domestiques qui vous font souhaiter une guerre mondiale, un bon cancer, un dérivatif, quoi, un rien de distraction.
Ce fut précisément ce que le destin nous offrit, sous la forme d'une calandre de Mercedes qui surgit sur notre gauche, dans une gerbe de flotte (je la revois très bien, cette calandre instantanée) :
— Merde !
Coup de barre à droite de Hadouch, coup de barre à gauche de l'autre, les tôles qui s'évitent de justesse, notre ambulance qui grimpe sur le trottoir, dérapage de la Mercedes.
Dont la porte arrière s'ouvre.
D'où roule une chose qui vient s'étaler sur notre trajectoire.
— Attention !
Nouveau coup de volant.
Choc.
— Nom de…
— Qu'est-ce que c'est ?
— Quelqu'un, je crois.
— Quelqu'un ?
— Un corps. Un mec. Quelque chose comme ça.
— On l'a touché ?
— Il y a des chances.
— Bouge pas, je vais voir.
— Non, reste, j'y vais, moi.
— Je suis infirmière, Hadouch.
Et maman, derrière :
— Qu'est-ce qui se passe, mon grand ?
MOI : Rien, maman, on vient juste d'écraser quelqu'un, ne t'inquiète pas.
Dehors, Louna sous le déluge, penchée sur le corps qui gît à côté de l'ambulance, dans le torrent du caniveau. Hadouch trempé comme une soupe, droit debout à côté d'elle. La Mercedes, immobile, un peu plus loin, et une silhouette qui s'approche sous la pluie, une silhouette trapue, écrasée par le ciel, un costaud qui tape des pieds dans les flaques sans souci pour le bas de son pantalon, un pur produit de l'orage. Il est déjà sur Hadouch. Au lieu de lui adresser la parole, il lui enfonce direct le canon d'un revolver dans les côtes. Ça se passait tout contre ma vitre, un gros calibre vraiment, dans les côtes de mon ami Hadouch. Et moi d'ouvrir la vitre en tournant la manivelle comme un furieux, dans l'espoir de :
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