— Votre avocat est toujours maître Soares ? Quand pouvons-nous fixer l’audience ? Quel jour vous arrangerait, monsieur Balestro ?
Ça le déstabilise, cette prévenance. En même temps, la juge connaît le nom de son avocat… Au lieu de choisir un jour, il désigne l’écran de l’ordinateur :
— Il y aura toujours ce… ?
Elle fait oui de la tête. Elle explique :
— Restriction budgétaire. Ça économise du personnel.
Bon Dieu, ce n’est que ça ? Il se dit qu’il a été con. Rien de tordu là-dedans, alors. On dégraisse dans la justice comme ailleurs, voilà tout. Pourquoi ça lui a foutu une pareille trouille ?
Il dit :
— Non, on peut continuer, on…
Elle lui fait signe de s’asseoir.
Il se rassied.
Et tout à coup c’est elle, la juge, qui a une vision : une buse madeleine tournoie dans le ciel du Vercors. L’oiseau prend de l’altitude, se ramasse sur lui-même, se fait compact comme un poing, fond sur une poule, lui brise l’échine, lui ouvre l’abdomen et s’envole aussitôt, un long collier de tripes au bec. En bas, la poule vit encore.
TALVERN : En quoi consiste votre métier d’agent, monsieur Balestro ?
Balestro dit qu’il a d’abord été scout. L’écran de l’ordinateur l’écrit avec un point d’interrogation : Scout ? Il rit. Pas scout de France ; dans le foot, scout, ça veut dire recruteur. C’est-à-dire ? Ben, c’est-à-dire qu’on court les villes, les quartiers, les stades, les rues, partout où les mômes jouent au foot, quoi, pour repérer les plus doués.
TALVERN : Et ?
1, 2, 3,
BALESTRO : Et on contacte la famille du gamin.
TALVERN : À quelles fins ?
1, 2, 3, 4,
BALESTRO : Pour voir si les parents seraient intéressés à nous le confier.
TALVERN : Vous le confier ? Qui ça, nous ? Qu’entendez-vous par là ?
1, 2,
BALESTRO : Enfin, le confier au club, quoi, pour la formation, vous savez, foot et scolarité, ce genre de…
TALVERN : Qui vous paie pour ce travail ?
BALESTRO : Quand on est scout ?
TALVERN : Oui.
BALESTRO : C’est le club. C’est le club qui nous paie. Le club pour qui on bosse… pour qui on travaille, je veux dire. On est salarié, quoi.
TALVERN : Êtes-vous payé en fonction du nombre de jeunes joueurs que vous recrutez ?
BALESTRO : Pas du tout, non. Le scout est payé à taux fixe. Il a un salaire. De toute façon, on peut pas être payé pour le recrutement d’un mineur. Ce serait un délit.
TALVERN : Merci pour cette précision, monsieur Balestro. Et l’agent ?
1, 2, 3, 4, 5, 6, 7,
BALESTRO : On ne pourrait pas arrêter ces chiffres ? Ça me gonfle.
TALVERN : Ne regardez pas l’écran quand vous me répondez, monsieur Balestro, regardez-moi. Et l’agent ? Comment est-il payé, l’agent ? Aujourd’hui, vous êtes bien agent ?
BALESTRO : Oui, oui.
TALVERN : Depuis quand ?
BALESTRO : Huit ans, je crois.
TALVERN : C’est toujours votre club qui vous paie ?
BALESTRO : Non, maintenant, je suis indépendant.
TALVERN : C’est-à-dire ?
BALESTRO : C’est le mieux offrant qui me paie. Je recrute un joueur, je le propose à un club ou un autre. Et puis, on a des parts.
TALVERN : Des parts ?
1, 2, 3, 4, 5, 6,
BALESTRO : Vous ne savez vraiment pas comment ça marche ?
TALVERN : Non, vraiment pas. Mais si vous voulez bien m’expliquer…
BALESTRO : Ben… ( 1, 2, 3, 4, ) Un joueur c’est des parts de marché, quoi. C’est un investissement, si vous préférez. Un bon joueur ça rapporte. La famille a des parts, le recruteur a des parts, le club a des parts, les sponsors ont des parts…
TALVERN : Les sponsors ? Quel genre de sponsors ?
BALESTRO : Des entreprises, des marques… Celles qui font de la pub sur les maillots… Ils ont des parts sur les plus gros joueurs…
1, 2, 3, 4, 5, 6, 7,
TALVERN : Olvido, vous diriez que c’est un bon joueur ?
1, 2, 3, 4, 5, 6 ,
BALESTRO : Olvido ? Oui, il commence à chiffrer.
TALVERN : On l’a vu jouer, contre l’Uruguay, mon mari et moi, la semaine dernière. Mon mari le trouve génial. Vous le connaissez ?
BALESTRO : Olvido ? ( 1, 2, 3, 4, ) Oui ( 1, 2, 3, ) c’est moi qui l’ai recruté…
TALVERN : À Nice, oui, c’est vrai, quartier de l’Ariane dans la vallée du Paillon. Vous avez des parts sur Olvido ?
1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9,
TALVERN : Monsieur Balestro, avez-vous des parts sur Nessim Olvido ?
BALESTRO : Oui.
TALVERN : Combien ?
BALESTRO : ( 1, 2, 3, 4, 5, ) Quarante pour cent.
TALVERN : Qui sont les autres actionnaires ?
BALESTRO : La famille, un peu. Les autres, je sais pas. Il y a du monde sur Olvido. Et puis les parts, ça se revend. Comme je vous le disais, il commence à peser, Olvido.
TALVERN : Quel âge avait-il, quand vous l’avez découvert ?
BALESTRO : Je ne sais pas. Il était jeune. Il était doué.
TALVERN : Et quand vous l’avez vendu aux Polonais ?
1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
TALVERN : Il avait seize ans, trois mois et deux semaines, monsieur Balestro, il était mineur. Vous avez touché trois cent cinquante-sept mille dollars pour l’opération, comme l’atteste votre compte CD 38 507 Q, et les papiers du gamin ont été trafiqués par Paul Andrieux-Mercier qui purge actuellement une peine de cinq ans à la Centrale de Clervaux pour faux, usage de faux, recel, coups et blessures et j’en passe.
BALESTRO : …
TALVERN : Voulez-vous appeler maître Soares, monsieur Balestro ? Je me vois contrainte de vous mettre en examen.
— Résister aux faits divers ne fait pas de vous un résistant, Malaussène !
La voix d’Alceste nous a poursuivis un bon moment, Julius et moi. Au fond, mes visites lui font un bien fou. Chaque fois que je le quitte je l’imagine sautant sur son ordi et tapant de ses vingt doigts pour morigéner l’indifférence humaine au nom de la vérité vraie. C’est son truc, Alceste, la vérité, c’est son encre.
— Son encre et notre prospérité, Malaussène !
Une trouvaille de la Reine Zabo, ces hérauts de la vérité vraie ; ce sont eux qui remplissent les caisses des Éditions du Talion, aujourd’hui. Dans la décennie qui a suivi la chute du mur de Berlin, ma sainte patronne a constaté une autre chute : le chiffre de ses collections d’essais fondait comme la calotte polaire. L’étude des sociétés ne faisait plus recette. Basta, le rêve collectif ! Assez de chimères ! Assez de cadavres ! Si vérité il y a, c’est au cœur de l’expérience individuelle qu’elle niche ! Voilà ce qui flottait dans l’air nouveau. Chaque romancier avait désormais à cœur d’écrire sa vérité à lui. Là est le filon, avait conclu la Reine Zabo, c’est dans cette nouvelle conviction qu’il faut recruter.
— Qu’en pensez-vous, Malaussène ?
Il se trouve que j’étais présent en ce matin historique où la Reine avait décidé de racheter tous les auteurs de vérité vraie qui ne publiaient pas chez elle. (Nos « vévés », écrivait-elle dans ses notes de service.)
— Je pense que ça fait beaucoup de vévés à racheter, Majesté.
Читать дальше