— Non.
— Je n’ai pas menti, pourtant.
— Tu n’as pas tout dit.
— Il me semblait.
*
Ménestrier, Ritzman, Vercel et Gonzalès, elle avait parlé à Menotier de ces quatre-là. Si elle les connaissait ? Un peu, des relations d’affaires, les administrateurs du groupe LAVA, reçus à dîner deux ou trois fois, avec leurs épouses. Non, ces temps derniers, pas vus, non, Georges est en froid avec eux, cette histoire de licenciement, il n’avait pas tellement envie d’être débarqué en fait, il pensait qu’on pouvait encore optimiser LAVA. C’est un bon consultant, Georges ! Du coup, il avait voulu les taquiner, il s’était mis en retard exprès pour aller toucher leur chèque. Il y était allé en bermuda et en tongs, avec une canne à pêche. Une canne à pêche ? Oui, il avait demandé à Tuc de lui trouver une canne à pêche et un after-shave très… Tuc ? Notre fils, Tuc. C’est le surnom que Georges lui a donné : Travaux d’Utilité Collective. C’est un garçon dévoué. Pourquoi une canne à pêche ? Pour l’incongruitéééé ! Georges aime jouer à ça, il aime déstabiliser. Parler à Tuc ? Bien sûr. Liouchka, tu pourrais réveiller Tuc, s’il te plaît ?
Et le gosse s’était montré, il avait ajouté ses réponses à celles de sa mère, d’un ton aussi traînant que le sien. Son père lui avait emprunté sa Clio pourrie pour aller toucher le chèque. Ça faisait partie du canular. À quoi s’occupait-il dans la vie ? Lui ? Tuc ? Dans la vie ? À rien, monsieur le commissaire ! Entretenu par mon père jusqu’à ce que mes enfants aient les moyens de m’entretenir. Gloussement d’Ariana. Tête de Menotier. Correction de Tuc : Mais non, je blaaaague. Avec un père comme le mien que voulez-vous que je fasse ? Des études de commerce, forcément. Et ça vous plaît ? Ça me plaira quand ça me rapportera, pour l’instant je suis encore un peu dépendant.
— Ne l’écoutez pas, monsieur le commissaire, Tuc est très soucieux de son indépendance, corrigea Ariana. Il est à l’âge des petits métiers. En dehors de ses études il cuisine ici de bons plats qu’il livre à une clientèle de fins gourmets. Ça lui fait son argent de vie.
(« Son argent de vie », le capitaine Adrien Titus nota l’expression…)
— À ce propos, on a retrouvé ma voiture ? Elle m’est utile pour les livraisons.
Menotier lâchait des réponses toutes faites.
— Nos services s’y emploient.
Il s’offrit quand même une touche personnelle en indiquant qu’il ne trouvait pas la mère et le fils plus inquiets que ça :
— Vous n’êtes pas inquiets ?
Pour vivre avec Georges Lapietà, il valait mieux ne pas être d’un tempérament anxieux, fit remarquer la mère. Le fils ajouta une plaisanterie que Menotier ne saisit pas très bien :
— Sinon, je me serais choisi un autre père, vous pensez.
Et la mère avait conclu :
— Georges a l’habitude de se sortir de tout. Je suis inquiète, mais raisonnablement.
*
Sur le chemin du retour, Menotier était passé directement aux instructions : Titus, qu’on me retrouve cette bagnole fissa, hein, la Clio, et qu’on la fasse parler, je ne veux pas arriver à la réunion de demain sans biscuits. Le capitaine Adrien Titus avait sorti son tabac, son papier et un petit bout de chocolat népalais. Malgré les cahots il émiettait le chocolat sur un lit de tabac turc. Il savait qu’il n’irait pas à la réunion du lendemain. Dentiste, mettons. Silistri le couvrirait. Lui, il retournerait cuisiner Claudia Cardinale. Menotier venait de faire une découverte : Tu ne trouves pas qu’elle ressemble un peu à cette actrice, la mère Lapietà, cette actrice italienne des années… tu sais, belle comme tout, celle qui jouait dans Il était une fois dans l’Ouest. Trop occupé à enfiler les déductions, Menotier n’attendait pas de réponses à ses propres questions. Il égrenait des évidences : Dis-moi, mémère pas inquiète pour un rond… tu veux que je te dise, Titus, il se serait escamoté lui-même, Lapietà, j’en serais pas plus surpris que ça ! Et que sa bonne femme s’évapore elle aussi dans trois ou quatre mois, ça m’étonnerait pas non plus. Et qu’on les retrouve à se la couler douce dans un de ces pays, là, tu sais… Titus laissait Menotier monter en sauce. Je te fous mon billet que c’est une arnaque, Titus ! Genre attentat de l’Observatoire ! Ou ce cinglé qui s’était enlevé lui-même pour faire parler de lui, le Breton borgne, l’écrivain tu te souviens, comment il s’appelait déjà ? Jean-Edern Hallier, pensait Titus. L’attentat de l’Observatoire, Jean-Edern Hallier… Hou là, c’est loin tout ça, souvenirs d’antiquaire. Titus léchait son joint à la couture à présent. Menotier en fut interrompu.
— Putain, qu’est-ce que tu fous ?
— Je me fume un petit pétard.
— Tu déconnes ?
Le claquement du zippo répondit que non. Titus tira sa première taffe, puis tendit le joint à la hiérarchie.
Qui refusa.
— Tu crois que tu vas pouvoir nous faire chier comme ça encore longtemps ?
— Tant qu’on vendra du chocolat dans la rue, j’imagine.
Les yeux du chauffeur riaient dans le rétro.
— Toi, je t’en propose pas, tu conduis.
Le chauffeur avait encore les oreilles rosées de la jeunesse. Titus lui demanda :
— Claudia Cardinale, ça te dit quelque chose, à toi, Claudia Cardinale ?
Non, fit la tête du chauffeur.
— Et Visconti ? demanda Titus.
— Qui ça ? demanda le chauffeur.
— Baisse les vitres ! ordonna Menotier.
— Et Sergio Leone ? Ça te rappelle quoi, Sergio Leone ?
Non, le chauffeur ne voyait pas. Ses yeux montraient qu’il aurait bien voulu aider, mais non.
— Baisse les vitres, merde ! gueula Menotier.
— Et Mitterrand ? demanda Titus au chauffeur.
Cette fois, le chauffeur eut le sourire qui sait :
— C’était un président de la République ! Juste après la guerre, ajouta-t-il… Après la Libération et tout ça.
— Putain tu vas baisser ces vitres, oui ?
— T’affole pas, Menotier, conclut Titus en montrant le chauffeur, on est morts. Tu vois bien, on n’existe plus. Il n’y a que lui qui soit vivant dans cette bagnole !
Au chauffeur, il demanda :
— Comment tu t’appelles ?
— Manin *.
— T’es avec nous depuis longtemps ?
— C’est ma première semaine, répondit Manin.
Feu rouge.
— Baisse les vitres, mon p’tit Manin.
Au nuage qui s’élevait de cette voiture de police, un gamin, sur le trottoir, crut rêver.
*
— Ariana, moi je pense que tu as peur.
Ariana Lapietà démentit.
— Titus, avec Georges on en voit de toutes les couleurs, je t’assure. On est blindés, Tuc et moi.
— Quel genre de couleurs ?
Elle sourit.
— Oh ! C’est pas ce que tu crois. Il n’y a pas moins battue que moi comme femme dans la vie. Et si ça te regardait je te dirais même qu’il n’y a pas de femme plus…
— Ariana, tu as peur de quelque chose et tu ne le dis pas.
Il la vit jeter un œil vers la cuisine de Liouchka.
Il demanda :
— Penses-tu que ton homme se soit enlevé lui-même ? C’est la thèse de mon collègue.
— Non.
— Pourquoi ? À cause du déguisement ? On ne se déguise pas en pêcheur de carnaval quand on veut disparaître ? C’est ça ?
— Non. Oui, bien sûr, mais non.
— C’est autre chose ?
Cette sensation d’enfiler des perles, toujours, dans les interrogatoires… Une par une.
— Faut pas avoir peur de moi, mon p’tit cousin. Je suis un flic qui peut la fermer si on le lui demande. Je sais beaucoup plus de choses que je n’en ai dites dans ma vie.
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