Ah ! ces petits copains de classe qui débarquaient à tout bout de champ pour écouter eux aussi les histoires de Tobias et Mélimé — ça les flattait, ces deux cons ! — et qui restaient dormir finalement, avec l’accord de leurs parents (Mais bien sûr, je vais téléphoner à ta maman), matelas supplémentaires sous le lit des petits, pagaille du matin que les grands devaient ranger avant d’aller au lycée… Par parenthèse, Baptiste, tes camarades étaient les plus nombreux ; tu devais leur faire une pub d’enfer à Tobias et à Mélimé ! Et d’ailleurs, tiens, comment t’y prenais-tu, tu instaurais un tour de rôle ? Tu les faisais payer ? Hein, Baptiste, avoue ! Maintenant que tu es grand tu peux bien me le dire, tes copains, tu les faisais raquer pour écouter les conneries de Tobias et Mélimé ?
*
C’est ici, précisément à cette page de ma lecture, quand Alceste ironise sur les petits invités de Baptiste, que je me suis souvenu !
Il y a une douzaine d’années de ça, Monsieur Malaussène, retour de classe (il devait être en CE1 à l’époque, peut-être encore au CP), nous demandait assez souvent, à Julie et à moi, l’autorisation d’aller dormir chez un certain Baptiste. Il était encore à l’âge des histoires du soir, domaine où, selon lui, les parents dudit Baptiste excellaient. Moi, cette excellence me convenait, vu qu’en matière d’histoires dormitives mes frères et sœurs m’avaient essoré. Toute leur enfance, Louna, Clara, Thérèse, Jérémy et Le Petit ont eu droit à leur histoire. J’ai même prolongé le rituel jusqu’à la fin de leur adolescence en leur racontant mes propres aventures — un peu enjolivées pour les besoins du rêve et qui sont devenues les romans que l’on sait. Mais, à l’arrivée de la fournée suivante (Verdun, C’Est Un Ange, Monsieur Malaussène et Maracuja), ma lanterne magique s’est mise à vaciller. Les générations sont à l’homme vieillissant ce que les vagues sont aux falaises : usantes. Bon, j’y suis quand même allé de mes « Il était une fois » mais le souffle n’y était plus et j’ai vite été mis sur la touche par l’avalanche des jeux électroniques.
— Faut pas nous en vouloir, tonton, expliquait Mara en pianotant sur des touches musicales, l’œil rivé à un écran épileptique, c’est juste plus marrant !
— Viens jouer avec nous, proposait Sept, tu crois que c’est pour tout seul mais tu te trompes, on peut jouer en équipe !
Au fond, Monsieur Malaussène était le dernier à désirer encore son histoire du soir. C’est donc avec un lâche soulagement que je l’autorisai à passer des nuits chez son copain Baptiste. Pourtant, ça me coûtait. Mosma revenait toujours de chez Baptiste au comble de l’enthousiasme : Baptiste était extra, il jouait au foot fallait voir comme, ses frères et sœurs étaient super, ses parents géniaux, la maison était top et le petit déj’ assurait grave…
MONSIEUR MALAUSSÈNE : Mais le plus de tout, c’est les histoires ! Alors là, les histoires elles sont juste trop !
MOI : Trop quoi, Mosma ?
MONSIEUR MALAUSSÈNE : Elles sont vraies.
MOI : Comment ça, vraies ?
MONSIEUR MALAUSSÈNE : Vraies de vrai, vieux père, c’est pas des histoires pour rire, c’est des histoires pour de bon !
MOI : Bon, et qu’est-ce qu’elles ont de si bon, ces histoires pour de bon ?
MONSIEUR MALAUSSÈNE : Elles sont vraies, je te dis ! En fait, Baptiste est un orphelin. En fait, c’est un orphelin d’Afrique. En fait, ses parents lui racontent les histoires de ses parents. En fait…
(C’est vers ces années-là que tous les enfants de France et de Navarre se sont mis à commencer leurs phrases par « en fait », comme s’ils s’adressaient à un public a priori débile ou suspicieux.)
MOI : Ses parents lui racontent les histoires de ses parents ? Comment ça ?
Il fallut l’intervention de Julie pour me faire comprendre que les parents adoptifs de Baptiste lui racontaient la vie de ses parents naturels .
MOI : Et qu’est-ce qu’ils faisaient, dans la vie, les vrais parents de Baptiste ?
MONSIEUR MALAUSSÈNE : Ils chassaient les chasseurs !
Et Mosma de nous raconter qu’ « en fait » Yao et Rama Tassouit, les vrais parents de Baptiste, combattaient les trafiquants d’ivoire et autres tueurs de zèbres. (Ça se passait en Côte d’Ivoire.) Leur renommée s’étendait jusqu’à Abengourou, « la cité royale de la paix », où on leur avait élevé un monument après qu’ils eurent « trouvé une mort héroïque (je place entre guillemets les expressions de Tobias et de Mélimé scrupuleusement rapportées par Mosma) en tombant dans une lâche embuscade ».
Tous les soirs, Baptiste posait à ses parents adoptifs une question nouvelle sur les aventures de ses vrais parents et tous les soirs Tobias ou Mélimé ajoutait un chapitre à la saga exemplaire.
MOI : Tobias ? Mélimé ?
MONSIEUR MALAUSSÈNE : Les parents de Baptiste ! Ceux qui l’ont adopté ! C’est comme ça qu’ils s’appellent ! Tobias et Mélimé ! Papa, tu suis ? En fait, un jour, Yao…
*
Tobias et Mélimé…
Tobias et Mélimé…
Baptiste, Tobias et Mélimé…
Une douzaine d’années plus tard donc, lisant Ils m’ont menti dans mon bureau du Talion, je réalise que, par Mosma interposé, je connais en partie la saga familiale d’Alceste.
« En fait », comme disait Mosma, tous les enfants de Tobias et Mélimé étaient des enfants adoptés. Des orphelins, tous les huit ! Et Tobias et Mélimé leurs parents adoptifs. Ce qui émerveillait tant Mosma, c’est que, tous les soirs, lesdits adoptifs contaient auxdits adoptés la vie de leurs parents réels et que tous les soirs, huit orphelins s’endormaient dans l’évocation de leurs vrais parents, tous magnifiques, tous héroïques, « chérissant leurs enfants plus que tout au monde », mais tous, hélas ! « victimes de la méchanceté des hommes ou de la cruauté d’un sort aveugle ».
Ce qui alimente la fureur d’Alceste (et je dois dire que dans ce domaine il est assez convaincant), c’est d’avoir cru à ces fadaises, au point, certains soirs, d’avoir vu ses vrais parents (un couple de vulcanologues prénommés Arielle et Félix) quitter sa chambre sur la pointe des pieds :
C’est que je les désirais, mes parents héroïques ! Je les voulais vrais ! De toutes mes forces je les voulais réels, ces géniteurs de rêve ! Et ils le devenaient, tous les soirs, en dépit de la nullité des conteurs. Tous les soirs Arielle et Félix — ainsi se prénommaient-ils selon Tobias et Mélimé — devenaient mes vrais parents ! Quel orphelin résiste à cela ? C’étaient Tobias et Mélimé qui me racontaient leur histoire mais c’est sous le regard d’Arielle et de Félix que je m’endormais. Quand Tobias et Mélimé quittaient ma chambre, c’est Arielle et Félix qui refermaient doucement la porte sur moi, et je m’endormais avec des volcans dans les yeux, qui projetaient aux cieux les feux d’artifice les plus réels que je verrais jamais ! Ce qui fait de moi, frères et sœurs, un abruti du même acabit que vous, peut-être plus con que vous tous réunis.
Selon Tobias et Mélimé, Arielle et Félix Blinneboëke, vulcanologues d’origine flamande, étaient réputés pour avoir sauvé la population d’une île du Pacifique en annonçant à l’heure près l’explosion d’un « volcan puissant comme toutes les bombes atomiques existantes ». Une fois l’île vidée de ses habitants, le couple héroïque avait gravi une dernière fois « les flancs palpitants du monstre » poussés par « l’irrépressible appel de l’exigence scientifique », mais « la plateforme sur laquelle ils effectuaient leurs ultimes mesures s’effondra, précipitant nos héros dans les entrailles de la terre en fusion ».
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