— Troisième leçon, Manin, si tu dégaines à cette vitesse t’es mort.
— Vous avez vérifié, chez Lapietà, si ses sondes y étaient encore ?
Titus marqua un temps. Il se revit suivre Ariana dans la salle de bains, ouvrir le placard qu’elle lui désignait, y trouver deux paquets de sondes Pioralem, un neuf et un autre fraîchement entamé. Il y manquait les quatre de l’avant-veille, jetées dans une poubelle à clapet qu’on n’avait pas encore vidée. Ariana l’avait ouverte du bout du pied.
Manin s’affolait :
— Pardon de vous demander ça, capitaine, je veux pas que vous croyiez que je voudrais vous apprendre le métier, ce genre de… Y a le respect quand même, vous comprenez… c’est…
— Tu as posé la bonne question, Manin. Mon silence c’était de la surprise. Oui, j’ai vérifié. Elles y sont. Un bon point pour toi.
Il y eut une autre hésitation. Titus en profita pour repasser le joint à Silistri. En le récupérant Silistri demanda :
— Tu ne nous trouves pas un peu démodés, à nos âges, de tirer comme des mômes sur ces… ?
— Traditionnels, plutôt. Des hommes de tradition, je dirais. Qu’est-ce que tu disais à propos du bouquin de Coudrier ?
— Coudrier s’appuie sur Malaussène. L’innocence même, non ? Et pourtant, logiquement le coupable idéal, toujours. Il devrait être en taule à perpète si on s’en tenait à la cohérence. Coudrier a formé des générations de flics grâce à Malaussène. Il dit…
Mais Manin avait retrouvé la parole :
— Excusez-moi, capitaine, j’entends que vous causez avec quelqu’un, je voudrais pas déranger…
— Non, non, je t’écoute.
— J’ai peut-être une idée quand même. Enfin je crois… Une chance sur mille, mais…
— Un soupçon d’idée, alors ? Vas-y, mon p’tit Manin, le soupçon c’est mon gagne-pain.
— Pas au téléphone, capitaine, enfin si ça vous embête pas… Faut que je vous montre un truc. En fait, un type… un mec qui…
— Où es-tu ?
Manin dit où il était.
— Tu comptes une demi-heure et je suis là.
Avant de refermer la portière de la voiture, Titus se pencha sur Silistri :
— La cohérence, Joseph, c’est quand tout est fini. Dis-lui ça au patron, qu’il n’écrive pas pour rien.
Il s’éloigna, puis revint sur ses pas.
— Ah ! Au cas où ça t’intéresserait, notre petite Talvern est au courant pour l’opération pharmacies. De ce côté je suis couvert.
*
Combien de tonnes de béton et de verre ça représente, toute cette légèreté ? En matière d’architecture on ne fait pas plus lourd que le fluide. C’était ce que se disait le capitaine Adrien Titus en émergeant sur l’esplanade de la Défense. EDF, Technip, Égée, Mazars, Alstom, Ariane, Com’Square, Sofitel, Allianz, Opus 12, il débarquait en plein bottin financier et se demandait ce que le petit Manin pouvait bien foutre entre ces tours. Ça clignotait autour de lui : congrès, séminaires, bureaux high-tech, cocktails, réceptions, piscines en altitude, vues imprenables sur les Champs, tout le clinquant du sérieux. Manin, mon p’tit Manin, où ce que t’es allé te fourvoyer ? Le portable vibra dans la poche de Titus.
— Je vous vois, capitaine, je suis là.
L’esplanade était vide et propre. Titus se crut seul au milieu du désert, observé par on ne sait quelle entité.
— Où ça, là ? Joue pas avec ta hiérarchie, Manin, je suis pas ton pote.
— De l’autre côté de l’esplanade, capitaine, la pharmacie du centre commercial.
Titus vit une croix verte clignoter au loin. Sous la croix, ça sautait aussi haut que possible.
— Arrête de te faire remarquer, j’arrive.
Manin l’attendait, engoncé dans un Burberry de l’autre siècle. Il devait se trouver très détective ; ça faisait juste chômeur de longue durée.
— C’est par là, dit-il, on va à la cafétéria.
— Pas à la pharmacie ?
— Non, capitaine, excusez-moi, le mec veut rester discret. Il bosse à la pharmacie mais il préfère causer à la cafète. Il a congé, aujourd’hui.
— Où as-tu acheté ton imper ?
— Aux puces de Montreuil. Il est chouettos, non ?
— …
Le mec de Manin, capuche rabattue, avait la tête entre les mains. On aurait dit qu’il pleurait dans sa bière. Quand il se redressa pour regarder Titus, le capitaine lui ôta délicatement sa capuche et comprit que le gars avait eu affaire à un fin technicien.
— Qui t’a fait ça ?
Les paupières se rejoignaient dans une boursouflure violacée et la lèvre supérieure obstruait les narines.
— Ça le gêne de le dire, intervint Manin.
— J’insiste.
— Gnèhunemeuv, prononça le tuméfié.
— C’est une meuf, traduisit Manin.
— Gnilardrouvgnuigazlegu.
— S’il la retrouve il lui casse le cul, traduisit Manin.
— Il manque pas d’ambition, c’est bien. Et pourquoi la jeune fille t’a fait ça ?
— Bazguegnéhunegone.
— Parce que c’est une conne, traduisit Manin. Mais si vous voulez accélérer je peux vous raconter, il m’a déjà tout dit.
La fille était venue à la pharmacie, une petite bien comme il faut, avec des nattes, un duffel-coat et un charmant accent britannique. Elle venait acheter des sondes pour son grand-père. Des Pioralem. Elle n’avait pas d’ordonnance.
— C’est lui qui l’a servie. L’ordonnance il s’en est foutu. Quand la fille s’est tirée, il a dit qu’il avait un rancard et il l’a suivie.
— Ah bon ? s’étonna Titus. Et pourquoi t’as fait ça ?
— Nlèguivéeénvoulèmlavère.
— Il l’a kiffée, il voulait se la faire.
— Tiens donc. Elle a pas voulu, alors ? Tu l’as suivie jusqu’où ?
— Il m’a montré, intervint Manin. Je vous montrerai.
— Et comment elle t’a fait ça ?
— Les deux pieds dans la gueule, expliqua Manin. Deux fois en trois secondes.
Karaté, conclut Titus. Nidan geri, si je me souviens bien. Nihon geri, peut-être. Une caresse du genre.
— Ses godasses, c’étaient des fers à repasser ?
— Gnluibèdraizarazeazetvigledegiène.
— D’accord, tu lui péteras sa race à cette fille de chienne.
Manin haussa les sourcils :
— Putain, vous apprenez vite, capitaine !
— Plus vite que lui, apparemment. Cette fille, elle a été filmée ?
Manin sortit son portable.
— Par la caméra de la pharmacie, ouais. J’ai shooté son image. Vous voulez voir ?
— Tout à l’heure, dit Titus.
Puis, se penchant sur le boursouflé :
— Toi, pas la peine d’entamer ta bière. Casse-toi avant que je t’aggrave et fais gaffe aux filles. Surtout aux Anglaises.
Titus et Manin le regardèrent s’éloigner.
— Diagnostic, mon p’tit Manin ?
Manin suivit des yeux la capuche rabattue sur les épaules roulantes.
— Un pauvre con.
— Insuffisant.
Manin fronça les sourcils.
— Il croit qu’il peut prendre ce qu’il veut.
Titus fit non de la tête et expliqua sans joie :
— Non. Aucune imagination, voilà son drame, frustration absolue. Un futur mort. À brève échéance. Petit bourrage de crâne et il explose en bombe humaine. Ça me déglingue de savoir qu’il passera pas la trentaine.
Puis, il demanda :
— Comment tu l’as déniché ?
Manin expliqua qu’après avoir visionné la caméra de surveillance, photographié la fille sur l’écran, il avait demandé au pharmacien s’il se souvenait de cette petite British avec les nattes et le duffel-coat. Vaguement, c’est pas moi qui l’ai servie. C’est qui ? C’est Youssef. Youssef ? Un stagiaire, pas le meilleur. D’ailleurs, tenez, maintenant que j’y pense, il est parti tout de suite après. Youssef comment ? Youssef Delage. Je peux le voir ? Congé de maladie. Où ça ? Chez lui. Adresse ? Voilà.
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