Il pleut. Un agent à pèlerine ruisselante s’approche. Je suis du mauvais côté. Il faut changer de trottoir, me ranger devant le 24, où je risque de manquer la petite. Elle a une demi-heure de retard. Vais-je être obliger de filer ? Vais-je être obligé de la relancer ? La dernière fois, elle a paru offusquée parce que je voulais lui offrir une broche, un rien, une bricole sans valeur, quelque chose qu’elle puisse porter sans alerter l’œil de quiconque, quelque chose pourtant qui la signe. Elle a très bien compris. Elle ne veut rien de tel. Elle ne veut rien du tout. Elle ne prend pas, elle ne donne pas, elle fait l’amour, elle le fera tant qu’elle en aura envie, avec une gratuité farouche et la ferme intention de ne pas m’appartenir. Je me garderais bien maintenant de ce réflexe d’épouseur. Je me garderais bien de lui redire que pour elle au besoin je casserais tout. Elle fronce les sourcils. Annick est sérieuse : à sa façon. Elle n’a rien contre le mariage qui se situe pour elle à cent lieues du plaisir. Elle dit tranquillement :
— Plus tard, il faudra bien. Mais alors tant qu’à faire autant que ce soit quelqu’un.
Je ne suis pas quelqu’un et, même si je l’étais, je ne ferais pas l’affaire. Ma famille, c’est la sienne : elle n’y touchera jamais ; elle est bien assez tracassée par l’idée d’y avoir un amant, de risquer l’histoire sévère, côté Mariette si elle me garde, côté Abel si elle ne le garde pas. Quant à mon nom, quant à ma situation, qu’un divorce réduirait à néant (un tiers de mes clients vient des Guimarch, un autre est chatouilleusement catholique), elle n’y a pas songé une seconde. Ça lui paraîtrait délirant. Ses gentillesses, ses émotions de peau douce sont celles d’une autre race, d’une autre époque : sur qui je n’ai de prise que celle du bilboquet. Je prolonge du provisoire ; et c’est ce qui m’enrage et c’est ce qui m’excite…
— Excuse-moi, Abel. Je n’ai que deux heures.
Elle est là, enfin, trempée, ravissante, repliant son parapluie. Elle a, tout de suite, ce merveilleux coup de langue qui frétille dans le baiser. Adorable petite pute ! Pourquoi faut-il qu’avec toi le monde me paraisse ouvert, quand près de Mariette il me paraît clos ? Ah ! si je pouvais de l’une et de l’autre n’en faire qu’une, garder de Mariette ce que tu me refuses et de toi ce qui la ressusciterait !
Point tôt, jeune femme il faut prendre pour l’avoir toujours en son beau, disaient les sages. Allons ! Contentons-nous de ce qui nous est donné. Cessons de confondre les genres.
— L’hôtel d’Avrillé ? propose-t-elle.
L’impatience me prend. Je fonce. Userai-je ceci qui, chaque fois, se pointe au calendrier comme jour de fête ? Annick le croit. Dans cinq minutes elle le souhaitera moins. Je suis petit prince, mais bon pistolero.
Dans l’agressif état d’esprit où je me trouve, le matrimoine, je le vois partout.
Ce matin, j’entre chez les garçons et je trouve Nicolas, perplexe, un doigt dans son nez. Il regarde cette mappemonde lumineuse, usée, cabossée, qui fut mienne. Jusqu’ici ce qui l’intéressait, c’était de “gagariner” autour, tchu, tchu, à cheval sur une fusée, faite d’un tube nickelé emprunté à l’aspirateur. Mais depuis qu’il sait lire, la géographie ruine le mythe. Il considère, d’un œil vague, cette petite France et ses ex-possessions que, pour les mieux distinguer du rouge russe, du vert anglais, du jaune espagnol, les cartographes de papa représentaient en violet. Je m’approche, imaginant que la réduction au quatre millionième l’embarrasse. Mais il dit, tout à trac :
— Bretaudeau, papa, c’est masculin ?
Il n’en semble pas sûr ; et sans s’expliquer, il enchaîne :
— T’as vu, l’Europe, c’est tout des dames.
Et me voilà, l’index sur le globe dont grince l’axe faussé. L’Europe, il a raison, ne comprend que des femmes : la France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie, la Pologne, l’Italie, la Bulgarie, l’Autriche, l’Espagne, la Roumanie, la Suède, la Norvège, la Finlande… Et l’exception confirme la règle : le Portugal, le Danemark, le Luxembourg, Monaco, sont tous de faible taille.
Le globe tourne… Les cinq parties du monde sont aussi féminines. Et pour le tout, on dit la terre. Et ce qui n’est pas la terre est la mer… Pardi ! la mer, la mère, toujours recommencées.
La chose me trottera dans la tête, toute la journée : si bien qu’au Palais, entre deux plaidoiries, je griffonnerai un articulet vengeur pour les huit cents lecteurs de la Revue de la Loire, où je me produis maintenant à la rubrique “Pointes”, signée de mes seules initiales. Bien sûr, je sais de qui nous tenons ce vocabulaire où le féminin tire à soi des mots qui devraient appartenir au neutre, genre perdu et, même en latin, déjà très infidèle. Mais dire que nous parlons une langue courtoise, féminisée par ses e muets, c’est trop peu.
Cette langue, dit A.B., est absolument complice du sexe opposé. Nous sommes floués, nom, les hommes, par le lexique. Que la terre, la mer, comme la plaine, soient du féminin, on veut bien : ce sont, à l’horizontale, de grandes fécondes, au-dessus de quoi l’air, le feu, l’arbre, l’oiseau, qui se dégagent à la verticale, sont correctement masculins.
Mais le reste, hélas ! Devrait-on parler de mère-patrie quand ce sont les hommes qui se font tuer ? Pourquoi l’amour est-il masculin au singulier (où il est ambigu), féminin au pluriel (où il est noble) ? Pourquoi la passion, l’émotion, la sensibilité sont-elles féminines, tandis que nous sont laissés le rut, le sexe, ces grands sales ? Pourquoi la vertu en face du vice ? L’humilité, la charité en face de l’orgueil et de l’égoïsme ? Creusez la question et bientôt vous verrez se dégager une règle : le masculin dégrade. À la nation s’oppose l’état, réalité plus rude (quelque chose comme son mari). C’est baisser dans l’ordre des valeurs que passer de la fortune à l’argent ; de la contribution à l’impôt, de la puissance au pouvoir, de la vocation au métier, de la volonté à l’entêtement, de la justice au droit, de la destinée au sort. Vive la République ! À bas le Gouvernement ! Sublime est la parole, mince le propos, vulgaire le bagout…
Tio, qui lira le factum avant l’envoi, commencera par hocher la tête :
— Ce que tu as l’esprit tordu en ce moment ! Enfin ça te défoule.
Puis dans un petit rire :
— Je te signale tout de même un oubli, singulier de leur part : elles nous ont laissé le bonheur.
Pardi ! Ce n’est qu’un mythe. Je penserai à la joie que donnent si bien les Annick.
Tout se gâte.
Trouver sur mon bureau, dans mon courrier, une lettre décachetée, c’était impardonnable. L’avocat est tenu au secret professionnel. Si sa femme le viole, où allons-nous ? Circonstance aggravante : la lettre, parfumée, était d’une belle écriture de cliente. Je me suis vu devant le soupçon. Je me suis vu devant le danger : en cas d’urgence, Annick pouvait m’écrire. De toute façon il fallait marquer le coup. Je suis redescendu comme une furie, hurlant :
— Tu ouvres mon courrier, maintenant ! Et du courrier professionnel encore ! Ma parole, mais il va falloir que je change de crèche.
Mariette balbutiait déjà des excuses, mais la dernière phrase, mal interprétée, l’a rendue blême. Je la menaçais seulement de prendre un bureau dehors (j’y pense vraiment : pour plusieurs raisons). Elle est aussitôt montée sur ses grands chevaux :
— Eh bien, divorce, mon ami, divorce !
— C’est toi qui me dis ça ?
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