Ceci est un roman : s’il existe des milliers de situations analogues, toute identification des personnages avec des personnes serait illusoire.
15 heures
Elle n’en peut plus, Aline, d’avoir trotté dans ce labyrinthe, talonnettes claquant sur les dalles, manteau entrouvert sur ce chemisier rouge, trop vif au goût de Louis et justement choisi pour la conciliation. Par défi, peut-être ? L’échec, quand on ne peut pas l’éviter, mieux vaut y avoir part… Mais où lui a exactement donné rendez-vous M e Lheureux ? Où donc ? Traverser la grille à l’écusson fleurdelysé, piquer sur le buffet, y dévisager — non sans gêne — une demi-douzaine d’avocats sifflant leur bière avec des clients apeurés ou des confrères joviaux qui dix minutes plus tard leur seront opposés ; s’apercevoir que parmi ces gens la barbiche de son défenseur ne coupe pas en deux son bavoir ; se dire que son premier rendez-vous, oui, s’est bien tenu là, mais que décidément ses nerfs lâchent, qu’elle confond tout, que le nouveau rendez-vous, c’est au pied d’un monument d’un certain Bérier ou Périer, dans la Grande Salle ; gravir aussitôt l’escalier central dominé par ces quatre colonnes géantes entre lesquelles jouent à cache-cache les trois parties de la devise nationale, tourner à gauche au lieu de tourner à droite après les portes vitrées, errer, se retrouver dans la galerie de la Sainte-Chapelle, puis dans la galerie des Présidents, pour revenir dans la Galerie marchande ; tomber, haletante, sur un des bancs à chimères, repartir, rater la bonne entrée, pourtant béante, s’égarer dans la galerie des Prisonniers, parlementer avec un visiteur évasif, un gardien narquois et se retrouver enfin dans la bien nommée Grande Salle, large comme une place de village et partagée en deux parties — comme tout procès — par huit pilastres carrés ; s’adosser à l’un d’eux pour résister au vertige, à l’envie de fuir, au sentiment d’avoir à renverser la blanche cérémonie de l’église du oui dans ce temple du non, d’être le point de mire de cent yeux malveillants et sévères ; fermer les paupières, revoir en un instant un certain Louis dans un certain square, le Louis tout nu des premiers matins, le Louis penché sur Agathe naissante et vingt autres Louis qui eurent pour elle de la bouche, des bras et des reins ; se dire, une fois encore : Ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible, ce n’est pas à moi que ça arrive ; se casser en deux, puis soudain se redresser, ouvrir son sac, remettre du bleu sous l’œil noyé, tamponner de rose cette fille verdâtre… Tout cela lui a fait perdre un quart d’heure.
Aline referme son sac, relève le nez. Le monument, bon, mais lequel ? Entre dix portes solennelles, il y a plusieurs masses de marbre, sans compter les plaques commémoratives, les panneaux d’affichage, les candélabres de bronze, les hauts radiateurs en forme de bornes, les hauts bancs en forme de stalles, sans compter la rotonde d’accueil à lampes vertes autour de quoi s’agglutinent des égarés, sortis de cette foule triste dispersée sur le dallage à bandes noires où, seuls, évoluent à l’aise dix pour cent d’avocats, aux yeux insistants, aux démarches lentes, laissant traîner de la toge comme ces poissons chinois, dits « queues-de-voile », laissent traîner un excès de nageoire dans l’aire archiconnue de leur bocal.
Allons ! Le plus simple est de faire le tour, comme le tente un groupe piloté par une jeune femme austère qui explique des choses, à mi-voix, en anglais, à une délégation de jeunes aux revers garnis de minuscules balances. Aline la rejoint, considère le premier cénotaphe surmonté d’un quidam perché comme un saint dans sa niche et encadré de deux dames en péplum, dont l’une tend une couronne, tandis que l’autre flatte un grand chien de pierre frisée. Aline entend le mot « Sèze » et, confondant Louis XVI avec son défenseur, s’en va, le trouvant peu ressemblant. M e Lheureux n’est pas là. Il n’est pas non plus à vingt mètres, devant ce monument aux morts où une France inspirée coiffe d’un casque un magistrat en simarre, mieux équipé pour le prétoire que pour la tranchée. Mais, entraînée par un groupe qui pique sur le tribunal civil, elle se retrouve devant le passage percé dans le grand escalier à balustres et s’arrête pile : la jambe molle, soudain, mais l’œil agressif, la bouche entrouverte par une imprécise envie de mordre ou d’embrasser. Cravaté de violet, malgré ce costume bleu acheté par Aline cinq ans plus tôt et qui devrait, si l’ autre était soigneuse, passer chez le dégraisseur, Louis marche à petits pas, son pardessus sur le bras et le regard à terre. Pas sûr, non, pas fier de lui, ça se voit à sa moue, ça se voit à sa main crispée sur la manche de M e Grancat, dont brille le crâne rose cerné d’une monastique couronne de cheveux blancs. Jean Grancat, tiens donc ! Cet arrière-cousin qui naguère débitait des fadaises à la cousine et qui aujourd’hui ne se trouve pas de son côté. Il l’a vue, le robin ; il s’incline poliment, sa serviette sur le cœur en guise de bouclier ; il détourne aussitôt la tête, apparemment devenu étranger à cette parenté par alliance qu’il est justement chargé de détruire ; et la bourrade donnée à Louis, pour l’alerter de la présence conjugale, coupe le souffle d’Aline comme si elle l’avait reçue dans les côtes. Ils crochètent déjà, les deux cousins, ils s’éloignent pudiquement, pour aller se piquer plus loin, sur une grille ronde d’aération, dans le nez-à-nez d’un conciliabule.
— Madame Davermelle ! crie quelqu’un.
Aline, figée, n’a rien entendu. Il faut que M e Lheureux pousse jusqu’à elle, qu’il lui touche le bras en ajoutant :
— Berryer, c’est ce bonhomme, entre les Référés et la Première Chambre. Venez, nous passons dans une demi-heure et nous avons auparavant beaucoup de choses à mettre au point.
— Ah, c’est vous ! dit Aline.
M e Lheureux l’entraîne, inquiet de la proximité de l’encore-époux. Des inoffensives qui s’exaltent, qui jouent du parapluie sur le dos d’un requérant — et même de la pointe, dans l’œil —, ça s’est vu ; et les accrochages fleuris d’insultes ne se comptent plus. Allez donc, après ça, entamer des pourparlers, proposer un de ces compromis dont les juges — surchargés — sont friands et dont la Grande Salle, animée de navettes, est le théâtre ordinaire ! Lheureux fait un grand geste du bras pour se faire voir du confrère qui, là-bas, fait le même travail. Puis il installe Aline sur le banc proche, à droite dudit Berryer, autre vénérable du barreau, lui aussi juché sur socle entre deux dames, l’une du type nourrice rafraîchissant du téton à l’air libre, l’autre plus intellectuelle et grattant de l’éloquence au bout d’une plume d’oie. Aline n’a pas les yeux secs. Mais Lheureux ne lui laissera pas le temps de tirer son mouchoir. Il entre d’emblée dans le sujet :
— Excusez-moi d’insister, madame, mais c’est bien entendu, n’est-ce pas ? Pour l’instant nous voyons venir. L’avantage, c’est de montrer que nous, nous tâchons d’abord de sauver le ménage, que nous nous réservons seulement le droit d’utiliser nos griefs pour ne pas laisser triompher le coupable…
Aline approuve vaguement de la tête. Elle écoute à peine. Elle a chaud. Elle a froid. Elle a honte. Elle regarde Louis. Elle murmure :
— Le revoir, comme ça, tout raide. Au moins, la dernière fois, on s’engueulait.
— Ce n’est pas le moment de recommencer ! jette l’avocat, sans sourire. Vous jouez aujourd’hui les patientes victimes… Votre mari va sûrement faire échouer la conciliation. L’important c’est d’obtenir des mesures provisoires qui nous soient favorables : le tribunal a toujours tendance à les entériner. J’énumère…
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