René Bazin - Madame Corentine

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Madame Corentine

I

Chaque dimanche, elles prenaient le petit chemin de fer de Saint-Aubin ou celui de Gorey, descendaient à une station au hasard, le long de la mer, et s'enfonçaient dans la fraîche campagne de Jersey. Elles faisaient un peu de toilette ce jour-là, par coquetterie d'abord, et aussi par une sorte d'amour-propre national, pour ne pas être confondues avec ces troupes de jeunes Anglaises, vêtues d'une taille ronde et d'une robe de satinette. On les voyait toujours seules. Elles passaient la journée dehors, doucement, à causer, à se sentir occupées l'une de l'autre. Madame L'Héréec admirait l'éclosion rapide de cette grande Simone, presque une femme, quinze ans bientôt, et dont elle avait toute la tendresse, tous les sourires, toute la grâce naissante. Elle se disait que rien ne lui manquait, puisqu'elle avait cela. Elle croyait se confier, parce qu'elle lui parlait sérieusement, par moments, de choses peu sérieuses. Simone, de son côté, éprouvait la fierté intime des êtres qui sont la joie, et qui la donnent aux autres. Elle se sentait grandir, au ton que sa mère prenait avec elle, à la surveillance plus étroite sous l'apparence de la même liberté; elle devinait quelque chose, pas tout, heureusement, du bien qu'elle faisait à ce cœur blessé. Et quand le soir venait, et qu'elles s'étaient vues ainsi, l'après-midi entière, sans témoins, elle avait conscience que sa mère, lasse et silencieuse, avait l'âme plus calme, plus oublieuse, une sorte d'âme d'enfant comme elle.

Un dimanche de la fin de juillet, elles étaient parties, comme d'habitude, s'étaient arrêtées pour déjeuner dans une auberge de Saint-Aubin, et, tantôt par la falaise, tantôt par la route, sous le soleil chaud, avaient gagné la baie de Sainte-Brelade, la plus merveilleusement faite et lumineuse de Jersey. Depuis plus d'une heure, madame L'Héréec se reposait, assise en haut de la plage, sur la dune couverte d'herbes. Elle portait un deuil élégant. Des fleurs mauves, très fines, formaient bandeau entre les bords de son chapeau de paille et les frisons de ses cheveux blonds. L'enfant d'un voisin lui avait dit: «Oh! madame, on dirait que tes cheveux poussent en fleurs!» Depuis lors, elle mettait plus volontiers ce chapeau-là. En ce moment, elle regardait, immobile, sous l'abri de son ombrelle à long manche, que le soleil éclaboussait de rayons.

Que regardait-elle? Une nature plus artiste que la sienne eût été séduite par le paysage: ces deux falaises, roses de bruyères, enfermant une baie d'un bleu tendre, la plage d'une courbe si aisée, le village, dans un coin, avec son église gothique en granit rouge et ses chênes dont les grandes marées mouillent les branches, et en arrière, dans la verdure des collines, des villas qui s'étagent. Mais elle ne s'intéressait pas longtemps à la beauté d'un site. Dans ce cadre d'une splendeur molle, comme une grève de Sicile embrumée, elle ne voyait qu'un fourreau gris, un col marin, une aile blanche au-dessus: sa fille, très loin d'elle, marchant au bord de la mer et buvant la brise qui venait de l'est. Elle la contemplait, les yeux mi-clos, dans une attitude de bien-être et d'orgueil satisfait, se contentant de penser: «Elle se baisse. Elle se relève. A-t-elle des mouvements jeunes! Est-elle grande, ma fille, ma Simone!» Ce flux de tendresse, régulier et monotone comme celui de la vague, suffisait à l'occuper.

Mais les mères qui sont loin ne voient pas tout ce qui se passe.

Simone, partie du milieu de la plage, avait, en suivant le bord, atteint l'extrémité gauche de la baie, où le sable s'amincit et se perd, près des assises rousses des falaises que la mer ne quitte pas. C'était une belle enfant, en effet, qui deviendrait peut-être une jolie femme: la taille un peu forte, les épaules un peu épaisses, les joues d'un ovale trop plein, encore dans cette période où la poussée de sève et de couleur cache des lignes inconnues. Mais la bouche était large et sérieuse, le nez mince, légèrement courbé, les yeux très francs, très droits, d'un brun qui devenait doré quand elle souriait. A sa robe courte, à la tresse châtain nouée par une agrafe d'écaille, on reconnaissait que sa mère ne tenait pas à la vieillir. L'expression habituellement grave du visage, quelque chose de résolu dans toute sa personne, démentait cette robe courte. Simone allait, grisée d'air salin et de soleil, prise à tout ce qu'elle voyait, la tête levée, ne songeant guère.

A vingt mètres du rocher, elle s'arrêta. Il y avait là, échoué sur le sable, la coque inclinée, un sloop dont la mer commençait à soulever la proue. La jeune fille se pencha, et lut: Edith . Un souvenir classique, implacable, murmura en elle: «au cou de cygne». Et elle trouva tout naturel que le bateau fût peint en blanc, avec un filet d'or, comme un collier.

Au même moment, un marin du bord arrivait du bout de la plage, jeune, le béret sur la tête, le gilet de tricot bleu portant le nom du sloop. En passant près de Simone, qui ne l'entendait pas venir, il salua militairement, et dit, en montrant toutes ses dents:

– Vous embarquez, mademoiselle?

Et il enjamba le bordage.

Simone ne s'effaroucha pas, et demanda:

– Vous êtes du port de Saint-Malo, peut-être?

Le marin, qui dénouait la corde enroulée autour de la voile, s'arrêta un moment:

– Pardon, mademoiselle, nous sommes Lannionnais.

Avec la soudaineté d'impression de son âge, Simone devint sérieuse. Ses yeux s'ouvrirent davantage. Elle enveloppa le bateau, l'homme, le mât, la flamme bleue de là-haut, de ce regard d'attention passionnée que nous donnons indistinctement aux gens et aux choses qui viennent d'un pays lointain et aimé.

– Lannion? dit-elle. Vous y retournez?

– Tout à l'heure, mademoiselle. Ces vents-là, voyez-vous, c'est ce qu'il y a de meilleur pour nous. Quand nous avons doublé la pointe, nous cherchons la Corbière, au plus près, et alors, par grand largue, en cinq heures, cinq heures et demie, nous sommes derrière les Sept-Iles.

– Oh! les Sept-Iles! fit Simone.

Sa voix, qui était son âme de quinze ans parlante, avait pris le ton du rêve. Elle répéta:

– Les Sept-Iles!

– Vous connaissez?

– Oui.

Voyant que cela l'intéressait, le marin continua:

– Alors, vous pouvez calculer vous-même. Le temps d'arriver devant la passe du Guer, avec toutes les pierres qu'il y a par là, il est nuit. Nous avons le jusant contre nous. Faut attendre. Nous ne serons pas à Lannion avant le petit jour. Voilà!

L'homme se remit au travail.

Simone hésitait, toute troublée. Elle se recula, car une petite vague frémissante venait de dépasser la poupe du yacht, tourna la tête pour voir où se trouvait sa mère. Bien qu'elle eût aperçu madame L'Héréec très loin, immobile sur la dune, elle lutta encore, une minute, contre cette idée qui l'envahissait. Puis, presque tout bas, comme si elle avait peur d'être entendue:

– Dites-moi? fit-elle.

L'homme se redressa, et parut à mi-corps au-dessus du trou de l'écoutille où il travaillait.

– Connaissez-vous, à Lannion, M. L'Héréec?

– Parbleu! M. Guillaume, de la rue du Pavé-Neuf?

– Oui.

– Si je le connais! Je le vois, plus de trois fois la semaine, qui rentre de l'usine. Un bon homme, sûr! qui n'a pas eu de chance!

Il avait dit les derniers mots en sourdine, comme une réflexion intime. Simone rougit jusqu'aux frisons de son cou.

– Voulez-vous lui faire une commission? demanda-t-elle.

Sans attendre la réponse, elle tira de sa poche un carnet long d'un doigt, écrivit au crayon: «Simone, 20 juillet 1891», déchira la page, et la tendit pliée vers le bateau.

– Ceci, voulez-vous?

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