Pauvre Aline, si vite déformée, si vite étrangère à cette jolie fille qui n’avait ni plus de manières ni plus de goût ni plus d’instruction, qui avait le caractère qu’elle a, les défauts qu’elle a, mais qui disposait de son temps, de sa fraîcheur, d’un ventre plat, de seins pointus, d’une tendresse qui, pour être déjà possessive, n’était pas encore vinaigrée ! Pauvre Aline qui, ses moyens perdus, a si maladroitement, si grincheusement mobilisé tous les autres : la situation, les habitudes, les intérêts, les relations, les parentés ! Pauvre Aline, barricadée au milieu des gosses et que ses gloussements aigres ont fait, par les amis, surnommer la Pintade ! L’histoire est banale. Il n’y a pas là de quoi se vanter. Mais sûrement de quoi se tourmenter. Comment vont-ils réagir, les Quatre ? Qu’est-ce qu’elle va faire, maintenant, Aline ?
— Tiens ! Lis-moi ça.
Étranglé par son col, Louis allait se mettre en marche vers une fenêtre : ne serait-ce que pour apercevoir Odile qui pour l’occasion a réussi à sécher son bureau et doit se morfondre à la terrasse du café d’en face. Mais les deux avocats viennent de ricocher vers leurs clients. Grancat qui, depuis cinq minutes, griffonnait quelque chose sous la dictée de son collègue, a déchiré un feuillet de son calepin. Louis s’en empare mollement. Mais, dès qu’il a lu, il sursaute :
— Rien que ça !
Enfoncez-vous dans la délicatesse et l’objectivité ! On tirait sur la fibre, on frisait le remords. Mais ton excellente épouse, Louis ! te rappelle au sens des réalités. Dans cette salle qui bourdonne de controverses chiffrées, tu n’es plus que Davermelle Louis, 44 ans, décorateur, marié, quatre enfants à charge, domicilié à Fontenay-sous-Bois, tel enfin que te définit ta déclaration de revenus et les feuilles de paie de l’ Atelier Mobiliart dont photocopies ont été fournies par l’intéressée. Passons sur la fouille du secrétaire que cela suppose. Mais ne passons pas sur le reste qui s’exprime simplement : on veut tout. Enfin, presque…
— Ils se basent sur ton gain brut de l’an dernier, dit Grancat.
— Sans décompter les frais, rétorque Louis. Ni tenir compte du fait qu’il s’agit là d’une année exceptionnelle, supérieure du tiers aux précédentes.
— Tu as de quoi le prouver ?
Faut-il rougir de cette précaution ? Oui, Louis a sur lui les trois derniers avertissements du percepteur où figurent des gains nets, d’apparence plus modeste. Les voici qui passent d’une poche à l’autre, sans commentaires.
— De toute façon, il y a un plafond légal, reprend le cousin. Mais il y a parfois des généreux qui donneraient jusqu’à leur chemise pour avoir le droit de se retrouver nus avec une autre. Qu’est-ce que tu dis ?
Louis a murmuré entre ses dents : Odile mange aussi. Une large manche s’envole de nouveau :
— Non, mon cher ! Dans six mois, quand tu l’auras épousée, ce sera un argument. Aujourd’hui, ça ferait l’effet contraire… Tu as même de la chance : un article du Code interdisait jadis au conjoint adultère de se remarier avec son complice… Pas d’autres instructions ? Bon, je repique au truc.
Il s’en va. Il a déjà franchi cinq mètres lorsque Louis se met à crier :
— Mille francs, pas plus ! Et un droit de visite étendu… Je serai intransigeant là-dessus.
*
Navette, quatre fois. Le ton monte, si les prétentions diminuent. Aline sent bien ce qu’y perd une défense du foyer jusqu’alors campée dans le genre Madone en péril. Mais elle enrage d’en rabattre, elle n’arrive pas à admettre qu’une séparation puisse la contraindre à perdre une partie de ses moyens, elle répète : Ce qu’il est chien ! pour s’encourager, et c’est seulement au troisième retour de son conseil que, lasse de s’entendre exhorter à la modération, elle finit par avouer :
— Même si c’est trop, ce n’est pas encore assez. Ce que je lui laisse, l’autre en profitera. Mes enfants passent avant sa putain, non ?
M e Lheureux hoche une tête de bois. Encore une ! Le chiffre, décidément, est d’un affreux secours. Où le sentiment balance, l’intérêt n’hésite jamais et l’exigence mortifiant l’un, le refus mortifiant l’autre, chacun y découvre un grief qui rafraîchit tous les autres. Parler d’argent en conciliation ! Autant sortir les couteaux. Mais qu’y faire ? C’est l’usage. Comme c’est l’usage que le mari s’énerve, qu’il en arrive à la grossièreté :
— La garce ! crie Louis au quatrième tour. Elle veut vraiment me rester chère.
Enfin au cinquième essai, deux minutes avant de comparaître devant ce juge qui a pour tâche de réconcilier M. et M me Davermelle, les voilà péniblement d’accord sur les dispositions à prendre pour le cas contraire. M e Lheureux est fort épanoui, M e Grancat se frotte le crâne : une fois de plus, une bonne palabre leur épargne d’interminables chicanes, confirme leur réputation de savoir préparer un dossier comme de liquider une affaire au galop. Maintien dans la villa et onze cents francs pour la mère, quatre cents francs pour chacun des enfants dont Aline aura la garde en concédant deux dimanches par mois — le deuxième et le quatrième — de 9 à 21 heures au titre du droit de visite, plus la seconde moitié des vacances.
— Aucun tribunal ne pourrait vous être plus favorable, a dit M e Lheureux agacé par la moue d’Aline, avant d’ajouter : Allons-y maintenant. C’est l’heure.
Elle va. On suit. Si Aline, au bras de son avocat, tortille un peu de la cheville, si Louis, flanqué du sien et ronchonnant : Je crois bien qu’on s’est fait avoir, semble avoir la rotule sèche, il ne reste plus que trois mètres entre ceux-ci et ceux-là. Les premiers entendront parfaitement les seconds se consulter sur un point de détail :
— Au fait, dit Grancat, il va falloir choisir un domicile séparé. Tu ne peux pas indiquer le véritable…
— Chez ma mère ? propose Louis.
— Le pauvret ! fait Grancant, hilare. Il est retourné chez maman.
Laissant à gauche la Porte des Criées, M e Lheureux pousse celle d’à côté, étroite et capitonnée, la tient galamment pour laisser passer sa cliente, la tient poliment pour laisser passer l’adversaire. Par chance la dernière fournée a fait vite, il n’y aura pas d’attente dans la galerie. L’huissier a déjà pris le relais et mène tout droit le couple au cabinet du juge : une forte dame en gris, dont les cheveux gris se diluent dans le silence, dont les yeux gris retiennent leur regard. Sa calme respiration réclame si peu d’air que son sein ne gonfle pas sous le trait bleu de l’ordre du Mérite. Elle a le cou aussi raide que l’échine de son greffier — un jeune homme déjà sec — et ses mains aux ongles coupés ras offrent la chaise gauche à l’époux, la chaise droite à l’épouse.
— J’aurais voulu vous recevoir d’abord séparément, dit la dame, mais hélas ! je n’en ai pas le temps.
Le bras du greffier se tend, cerné d’une montre-bracelet dans l’évasement de la manche : un dossier mauve glisse sur le verre du bureau où se reflète un arc-en-ciel fade d’autres chemises : des murmures déférents attirent l’attention de la conciliatrice sur la qualité des personnes et sur celle de leurs conseils, qui attendent de l’autre côté de la porte. La dame en gris feuillette le dossier, examine une certaine petite note. Oui, souffle l’acolyte, pour les mesures provisoires, les parties pourraient proposer un accord.
La dame en gris jette enfin un bref et très neutre coup d’œil sur lesdites parties, immobiles, presque absentes, en tout cas séparées par un mur d’air, par une paralysie du cou qui leur interdit de tourner la tête l’une vers l’autre. La dame en gris rabaisse ses yeux gris sur la petite note et son sérieux visage, en deux ondes de peau, exprime la satisfaction d’un gentil gain de temps et le regret mesuré de son probable échec. Elle y va d’une formule bien au point :
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