HERVÉ BAZIN
CRI DE LA CHOUETTE
Vipère au poing et La Mort du petit cheval étaient déjà des romans.
Cri de la chouette, leur suite, l'est aussi : l'identification des personnages avec des personnes serait illusoire.
Une bourrasque de novembre siffle aux joints de l'œil-de-bœuf de la salle de bains, dont les vitres en quart-de-rond, embuées à gros grains, sont aussi opaques que du verre cathédrale. La tuyauterie frémit aux coudes, puis, soudain soulagée de la concurrence par la fermeture du robinet de la cuisine, rote brusquement et le filet que m'octroyait la pomme, aux trous à demi bouchés par le tartre, devient une lance d'eau trop chaude vivement centrée sur mon début de tonsure.
— Tu as fini ? crie Salomé à travers la porte. On peut prendre la suite ?
Levé tard, parce que j'ai travaillé tard, j'ai pourtant bien entendu fonctionner la douche qu'elle prend tous les matins pour raffermir encore ce petit nu à fesse tendre, à sein frémissant, qui se devine sous ses robes. Elle n'a sûrement besoin que d'un coup de peigne avant de prendre le bateau.
— Cinq minutes, mon chou !
Au fait, pourquoi me permettre d'imaginer Salomé en tenue de paradis terrestre, alors que je ne saurais sans gêne en faire autant pour Blandine, sa sœur ? Mais coupons l'eau, empoignons la serviette-éponge, frottons cette chair de poule hérissée de poil qui, çà et là, se faufile de blanc. Puis montons sur le pèse-personne, à cadran-loupe, toujours rangé sous la lucarne et qui depuis des années contrôle les kilos de la famille comme la toise, en forme de girafe, clouée en face sur le Ripolin, en a contrôlé les tailles. Malgré un coup de pouce à la molette pour bien mettre l'aiguille sur zéro et même un peu au-dessous de zéro, car cette balance a tendance à compter fort, je ne fais pas tout à fait soixante-quinze. Pour un homme d'un mètre soixante-douze, ce n'est pas catastrophique, bien qu'en 59, si je me souviens bien, je me sois interdit de dépasser les soixante-quatorze et en 54 les soixante-treize. Réflexion : j'ai les cheveux mouillés et ma montre au bras, ce n'est pas négligeable. Autre réflexion, surgie sans raison apparente : si elle savait, Bertille, qui a pris si grand soin d'éliminer tous les objets témoins de la « précédente », elle aurait sûrement banni cet engin sur quoi Monique sautait déjà, légère, son fils dans les bras, en disant :
— Moi, je ne bouge jamais d'un gramme. Pour savoir ce qu'il prend, Jeannet, je n'ai qu'à faire la soustraction.
D'un revers de main j'efface la buée d'une vitre. A cette époque, Monique, le petit et moi, rassemblés peau contre peau sur l'étroit plateau, dans un bref miracle d'équilibre et tortillant du cou pour arriver à lire, à nos pieds, le décret de l'index, à nous trois nous n'enfoncions pas le cent… J'efface une autre vitre. Je ne crains rien de la lucarne, trop haute pour que d'en bas on puisse voir autre chose que mon torse. Je me rhabille d'ailleurs en regardant la crue, limoneuse, enrichie par une pluie battante et fluant largement d'est en ouest sous des nuages bas qui font le voyage inverse. Elle occupe le sous-sol où danse de la futaille ; elle occupe le garage d'où j'ai eu avant-hier juste le temps d'évacuer l'I.D. Elle passe depuis ce matin par-dessus les murettes du jardin, zone d'échouage où viennent s'accumuler les bidons, les bouteilles de plastique. Elle s'étrangle sous les arches du pont de Gournay, elle refoule, elle monte encore le long des arbres du quai qui semblent maintenant plantés en pleine Marne. Elle s'engouffre, toujours plus avant, dans les rues parallèles, sourçant d'abord des bouches d'égout, noyant dans l'ordre le caniveau, la chaussée, le trottoir pour finalement bloquer les portes, envahir les parcs et souligner leurs différences de niveau au ras des bordures de buis. Salomé attend… Ma foi, tant pis ! Je ne peux pas m'empêcher d'ouvrir, de humer à plein nez. Pour moi qui ai presque toujours habité des bords de rivière, c'est un de mes plus tenaces souvenirs que cette grande odeur d'humus trempé, de verdure rouie, associée à ce grand bruissement de flot hersé par l'averse, clapotant contre mille obstacles, arrachant aux suçons de ses remous des paquets d'écume sale pour les distribuer aux haies de fusain, aux pointes d'échalas. A La Belle Angerie, une ou deux fois par an, d'ordinaire après les grandes pluies de mars (les crues de novembre sont plus rares), l'Ommée lâchée plus haut, du côté de Vern, à une certaine cote dangereuse pour les mines, par je ne sais quel maître des vannes, arrivait brusquement, grimpait en moins d'une heure par-dessus ses berges pour filer en nappe sur les prés bas, délayant les bouses fraîches, noyant les grillons et les taupes, forçant les corbeaux ou les pies à charogner en vol comme des mouettes et nous, les gosses, amateurs de flottilles, à reculer sans cesse jusqu'aux pentes herbues que dominent les fermes.
Mais voici des raclements, des heurts de tôle, des coups de gaffe significatifs. La barque des pompiers qui fait le service du quai durant l'inondation pour emmener les enfants à l'école, les ménagères au marché, qui les dépose — ou les reprend — à la butte du pont, n'a pas d'horaire fixe. Par-dessus les troènes j'aperçois au centre une demi-douzaine de parapluies ruisselants. A l'avant un gaillard, dont le poil roux déborde du casque, tire sur les cordes attachées aux grilles pour rendre plus facile la progression et surtout pour éviter à la barque d'être aspirée au centre, puis expédiée et fracassée sur les piles par la violence du courant. A l'arrière, se tient une jeune recrue, poupine et rose, mais maniant fort bien la perche à croc, et soufflant à tout va dans un sifflet à roulette, pour prévenir les riverains.
— Vingt-neuf ! Vingt-neuf ! appelle le rouquin.
Le sifflet à roulette envoie deux, puis neuf coups et Mme Sauteral, notre voisine, paraît à la fenêtre du premier, contre laquelle est dressée une échelle. Son rez-de-chaussée, qui n'est pas surélevé, a été envahi. Le buffet y nage, paraît-il, après s'être retourné dans un bruit de tonnerre, en pleine nuit, avec toute sa vaisselle. Un gamin grimpe pour lui porter son courrier et je reconnais… le mien : Aubin, que sa mère, voilà une heure, pour occuper son jeudi, a expédié chez le boulanger. Campé sur l'avant-dernier barreau, il tend aussi un cabas. Mme Sauteral l'inventorie, se fait rendre une poignée de monnaie qu'elle recompte. Puis Aubin, qui ne rate jamais une occasion de se faire des rentes, rafle une pièce, se laisse glisser et, cueilli par le voisin du 35, M. Galuche, retraité bien reconnaissable à sa calvitie totale, disparaît dans le groupe des parapluies. La barque, surchargée, repart.
— Trente et un ! glapit le rouquin.
— Voilà le bateau. Tant pis ! Je file comme ça, crie Salomé dont j'entends aussitôt les talons hauts dévaler l'escalier.
Fermons la fenêtre. Aubin se débrouillera très bien pour nous amener le courrier et Salomé qui va sûrement rejoindre Gonzague, son petit ami, n'a pas tellement besoin de revoir sa mise en plis pour se faire décoiffer. Au moment d'ouvrir la porte et de gagner mon bureau, je jette pourtant un dernier regard par l'œil-de-bœuf. Obliquant par notre portail grand ouvert (sinon, la crue l'enfoncerait) et traversant en trois coups de gaffe la pelouse enfouie sous un mètre de lavasse jaunâtre, la barque vient de buter sur la cinquième marche du perron, à peine recouverte. Aubin a sauté dessus, éclaboussant du monde si j'en juge aux protestations d'une dame en noir, difficile à identifier, car je l'observe à la perpendiculaire et elle tient toujours au-dessus d'elle un immense riflard noir. La voix, pourtant, la voix m'alerte :
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