La dernière phrase est partie dans ma direction. On ne m'a jamais prévenu lors des autres deuils. Pourquoi cette fois ? Je me surprends à compter sur mes doigts avant de lancer :
— Elle a près de cent ans, non ?
— On vit vieux dans ma famille, reprend ma mère. Ton grand-père est mort à quatre-vingt-huit ans. Ta grand-mère en a quatre-vingt-quatorze. Ils ont largement survécu à leur gendre.
J'allais traduire, mais ma mère ajoute elle-même le commentaire :
— Ton pauvre père m'avait épousé pour une fortune dont il n'aura jamais profité. C'est une histoire morale.
Le son de cloche est nouveau. Mais la contradiction est proche. Comment n'ai-je pas deviné que nous approchons du vrai motif de cette visite ? On va me mettre au courant, on s'avance :
— Ta grand-mère vient d'avoir une attaque. J'arrive de Segré, je suis seule à Paris. Ton frère Marcel et sa femme sont en croisière aux Caraïbes et je ne sais même pas si mon télégramme a pu les joindre.
On est tout contre moi. Je renoue avec ce que Papa appelait le parfum des hectares : Madame a sûrement dû faire un stage dans l'étable, pour causette avec sa fermière, avant de prendre le car qui l'a menée au train. Autre détail : il n'y a plus une, mais trois dents d'or dans sa bouche, qui souffle :
— D'ailleurs, pour tout te dire, je suis en froid avec Marcel. Ta grand-mère a pris, sur sa demande, des dispositions qui me lèsent gravement… et toi aussi d'ailleurs. Je t'expliquerai.
Elle soupire. A vrai dire je n'ai plus besoin d'aucune explication. Que Marcel se soit abonné à tous les héritages Rezeau, bon, ça allait ! Mais que, mis en goût, il en arrive à rafler les legs Pluvignec, c'est-à-dire ceux de notre mère, halte-là ! Reparaître déguisée en victime, tel était le bon moyen pour entrer ici : Mme Rezeau est venue tout bonnement me proposer le renversement des alliances.
Coup de fil à Baptiste Forut, le demi-beau-frère et surtout ami, peintre de son état, pour l'entendre rire à travers sa barbe :
— C'est une histoire de revenants, dit-il. Je n'ai jamais peint de revenants. Si elle revient encore, tu me laisseras faire son portrait.
* * *
Coup de fil à Arnaud Maxlon, collègue, voisin, ami de vingt ans, comme moi remarié et entouré d'enfants de lits différents. Il aime assez, sur le ton bonhomme, prévoir le pire :
— Bon, dit-il, elle a attendu qu'il y ait prescription. Méfie-toi : ça pue la récidive.
* * *
Coup de fil à Paule, cette amie plus âgée, un peu maternelle, d'avant Monique. Depuis son départ pour l'Espagne, je ne l'ai jamais revue. Mais depuis son retour nous nous téléphonons une fois par mois : Paule, qui s'avoue toute blanche, perdrait beaucoup à se laisser voir. Elle a l'oreille intacte et sa voix sans présence juge avec un souverain détachement :
— Tu vois ! Les serments d'amour, les vœux perpétuels d'exécration, ça se vaut. Fais attention à Mme Rezeau : au nom près, ce n'est sûrement pas la même personne.
* * *
En l'absence de Jeannet, probablement hostile, la démocratie familiale avait au déjeuner conclu dans le même sens. Avis de Bertille : Je ne pouvais pas hésiter. Réintégrer la mère, c'est aussi réintégrer les enfants dans leurs droits. Avis de Salomé : Tes histoires avec elle, ça ne nous regarde pas, à moins qu'elle n'en fasse de nouvelles. Avis de Blandine : Voir venir. Avis d'Aubin : On aura l'œil. Et maintenant je réfléchissais. Il avait fallu à ma mère un certain toupet… Soyons juste : il lui avait fallu un certain courage et peut-être aussi quelque chose de mieux pour se risquer ainsi. Avec de la hauteur (Ce qu'on a raconté, voyez comme je m'en moque) et de l'astuce (Mon fils ? Il ne résistera jamais à l'insolente joie de me rendre service) nous pouvions lui prêter de la considération. Mais pourquoi pas de la lassitude ? De la solitude ? On se ressemble, oui. On se transforme plus encore. Pour être Jean Rezeau, étais-je le même que jadis aux branches du taxaudier et plus tard au bras d'une autre femme ? Je me souvenais, bien sûr, de ma jeunesse. Mais j'avais depuis lors connu pire. Si un malheur ne chasse pas l'autre, il le masque comme un arbre en masque un plus lointain : le dernier planté, dans ma vie, faisait beaucoup plus d'ombre.
Après avoir seulement accepté un porto, elle était partie en hâte, Madame Mère : sans donner l'adresse de son hôtel et en nous demandant seulement de la rejoindre au premier appel :
— En voiture, surtout On m'a dit que tu avais une I.D. Tu vois, je t'aurais cru amateur d'engins à défoncer le vent. « Rien de voyant, rien de bruyant : transport en confort » disait ton père. L'LD. me va. Je compte sur toi.
Je n'avais rien promis. Assis à mon bureau, le nez sur mon sous-main, je réfléchissais. Inquiété par la résurrection d'un vieux maléfice. Tracassé, balancé entre la peur d'être dupe de ma mère et celle d'être dupe de moi, entre le souci de rester intact et l'envie de replonger dans ma jeunesse. Les événements prévus réveillent chez moi une vieille manie de faire le point. Devant moi, à plat sur le buvard, il y avait cette feuille de papier extraite d'un tiroir : un petit tableau généalogique (Fred disait : et par endroits généa-illogique) établi par mon père. Les familles ont des lieux de rencontre privilégiés : église, mairie, cimetière ; parfois aussi, pour quelques-unes, une maison aux souvenirs aussi profondément enracinés que les ormes de son parc. Mais elles n'y sont jamais au complet et le rendez-vous général, bon gré, mal gré, c'est la généalogie : soit sous l'apparence de ces arbres dont nos enfants sont le printemps, soit sous la forme étagée où les lignées, de trait en trait suspendues, ressemblent aux mobiles de Calder.
Celle que j'avais là, sous les yeux, était de ce dernier type et, je ne sais pourquoi (je ne sais pourquoi ? Vraiment ? Je procède de qui me précède et vivra de moi qui me suit), je l'avais depuis la mort de mon père tenue à jour. Pour ce, malgré l'absence de contacts, nous ne manquions pas de renseignements. Moi aussi, j'avais mes observateurs : arrière-cousins pleins d'insistance sur le thème : Enfin, voyons, il faut arranger ça ; transfuges animés de sentiments contraires ; et surtout commères du voisinage, jamais découragées par mon silence. Celles-là, c'est fou ce que de telles situations peuvent les exciter ! Pendant dix-huit ans une dame Lombert, libraire à Segré, signant son nom, donnant son adresse, s'était crue obligée de me faire un petit rapport trimestriel. Cela donnait :
Méchante nouvelle, monsieur ! Votre taxaudier est par terre, comme tous les arbres de valeur. On fait de l'argent.
Ou encore :
C'est par le Courrier de l'Ouest que votre mère a appris la naissance d'Aubin. Elle a d'abord eu la même réaction que voilà des années, en apprenant la mort de votre première femme : « Il aurait tout de même pu m'envoyer un faire-part. » Puis elle a grogné : « L'appeler Aubin… Drôle d'idée ! Mais c'est un nom angevin. »
Ou encore :
Joli, le dernier mot de votre mère : « Ce raté, il a fini par réussir ! » J'ai bien compris qu'à son sens on se ratait fort bien en réussissant ; et qu'en même temps, toute réussite étant bourgeoise, elle vous attendait au tournant.
Ou encore :
Etait-ce de la gloriole ? Etait-ce de l'émotion ? Mme Rezeau aurait dit à la Jobeau, sa fermière, qui lui offrait des immortelles : « Moi aussi, je sèche. »
Elle s'était tue depuis peu, Mme Lombert, non sans m'en donner la raison, au dos d'une carte postale en couleurs représentant les citronniers de Menton :
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