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Hervé Bazin: Un feu dévore un autre feu

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Hervé Bazin Un feu dévore un autre feu

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Un feu dévore un autre feu, un grand roman d'amour, un drame de la passion, enchâssé dans un drame social dont les vingt dernières années nous ont fourni de bouleversants exemples. Imaginaire, se déroulant dans un pays non précisé, en vingt-six jours, cette histoire, où l'amour triomphe malgré tout, emprunte ses passages les plus intenses au tragique le plus réel de notre temps.

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HERVÉ BAZIN

Un feu dévore un autre feu

Le sang, Créon, doit assurer la pourpre. Qu’il s’agisse d’un homme et d’une femme, qu’il s’agisse de mes états, s’ils veulent être heureux contre moi, malheur à leur bonheur !

Ménandre

Les passions passent. S’il y en a d’immortelles, ô dérision ! c’est qu’un drame les écourte et les immobilise ainsi dans un cadre d’époque.

Nimier

Un feu dévore un autre feu

SHAKESPEARE, Roméo et Juliette

I

Vraiment, est-ce le moment ? Les combats font rage et Maria prie. Elle est peut-être même la seule qui, dans cette église, soit tout à fait recueillie. Manuel ne saurait dire s’il en est plus touché que vexé. Une fille qui prie pour lui, donc qui pense à lui, quand il est absent, même si c’est agaçant, à tout prendre ça reste attendrissant. Mais une fille qui prie pour lui, à côté de lui, qu’est-ce à dire ? Quel besoin, en ce cas, d’illusion ? Il y a là, pour Manuel, quelque chose d’incompréhensible, de frustrant, comme si sa présence était infirmée au bénéfice d’une autre, censée faire le pont (c’est l’expression de Maria) entre deux êtres qu’en ce moment rien ne sépare. Il y a là de quoi ressusciter cette impression de mésalliance mentale, qu’il ne se félicite pas toujours d’avoir surmontée, et, pour mieux dire, cette hostilité dont il n’aurait jamais cru, voilà peu, qu’elle pût non seulement tolérer, mais aiguillonner la passion. Le vieil argument lui brûle les lèvres : Enfin, Maria ! Si Dieu existait, il ne pourrait être que justice ; il ne saurait accorder à chacun autre chose que son droit ; il refuserait toute prière, toute pression, comme contraires à l’ordre du monde…

Mais vraiment, est-ce le moment aussi de philosopher ? Elle est, Maria, d’une beauté frémissante dans cette robe verte sur quoi retombent ses étonnants cheveux de cuivre. On ne peut lui en vouloir d’avoir profité de l’occasion pour présenter aux siens l’homme avec qui, peut-être, elle imitera sa demi-sœur. On ne peut lui en vouloir de cet aveu public qui a eu autant de peine à triompher de ses propres réticences que de celles de son invité, ni du courage qu’il lui a fallu pour l’imposer à certains, ni de la joie qu’elle affiche sans s’inquiéter des circonstances. Si Manuel est mal à l’aise, il ne l’ignore pas : c’est d’abord à lui-même qu’il en a. S’il piétine sur place, c’est qu’il se sent coupable d’inutilité, d’absence, de bonheur personnel. Impossible d’interpréter les crépitements, proches ou lointains, de la bataille. Impossible, à partir d’une église où s’embrouillent les échos, de deviner sur quoi, sur qui l’on tire et même seulement où ça se passe.

Par moments, il semble que ce soit au centre de la ville ; et à d’autres, beaucoup plus à l’ouest, du côté des faubourgs. Mais l’affrontement même est incertain. L’armée entière est-elle en train de mettre le peuple à genoux ? Ou bien des régiments rebelles sont-ils aux prises avec des unités fidèles ? Aux coups de feu isolés répondent de longues rafales d’armes automatiques, noyées dans une sorte de grand roulement sourd ; et les passages d’avions tissent sur l’ensemble de telles traînées de tonnerre qu’en devient inaudible la voix de l’officiant sans cesse obligé d’arrêter, puis de reprendre son homélie. Les mains se malaxant l’une l’autre, la tête virant à gauche, la tête virant à droite, comme s’il craignait de voir forcer les portes, le voilà, ce petit gros, qui essuie un front moite, le voilà qui abandonne :

— J’abrège, mes enfants, en vous souhaitant, à vous comme à vos familles, de vivre dans une entente dont notre malheureux pays en ces heures difficiles ne donne guère l’exemple…

Interrompu par une déflagration puissante, il tressaille et, de sa couperose, le sang soudain se retire au point de ne plus laisser qu’une tache violacée sur chacune de ses pommettes. Dans le quartier même une bombe vient d’exploser ou un immeuble de sauter. On entend tomber du verre ; et le lustre central, dont tintent les pendeloques, oscille sur son filin. Tout le monde se retourne : Lila, une cousine de la mariée, n’a pu retenir un cri ; elle tremble, accrochée à son prie-Dieu ; et aussitôt, livide, honteuse de ce qui a mouillé sa robe, elle gagne l’allée centrale ; elle y fait, face à l’autel, une vague génuflexion ; elle s’enfuit sur la pointe des pieds.

— On aurait dû remettre la cérémonie, souffle Manuel, profitant d’une accalmie.

Maria sursaute ; puis, revenue sur terre, elle pose une main sur celle de Manuel agrippée au prie-Dieu :

— Impossible ! murmure-t-elle. La moitié de la famille est venue de province.

— Si j’avais su, ce matin ! dit Manuel, pour lui-même.

S’il avait su, s’il ne s’était pas couché à minuit, s’il ne s’était pas réveillé tard, s’il n’avait pas réservé cette journée, s’il n’habitait pas seul, s’il avait écouté la radio, il ne serait pas venu ; il ne serait pas là dans une église, pour la première fois depuis sa sortie de l’orphelinat, à faire piètre figure au milieu d’une noce, alors que se joue, à l’improviste, une partie dont dépend son sort. Autour de lui ce ne sont que moues navrées ou sourires en coin de bouche. Ces Garcia et ces Pacheco, ces gens dont il connaît à peine une douzaine par leur nom, il les a rencontrés, il les a harangués par milliers dans les meetings où ils vociféraient pour ou contre lui. Ce qui se passe dehors se passe aussi dedans, au sein même des deux clans qui sont en train de s’unir, et Manuel le voit bien : tandis que baissent les yeux ceux qui le trouvaient hier décoratif et qui aujourd’hui l’estiment compromettant, les autres ne cessent de le fusiller du regard.

Cependant le padre entame la lecture du premier des textes choisis par les fiancés pour « personnaliser » leur mariage : c’est un extrait du Cantique des cantiques qu’il récite recto tono comme un communiqué :

— Voici mon bien-aimé qui vient ! Il escalade les montagnes, il franchit les collines…

Une nouvelle accalmie — toute relative — va lui permettre d’aller jusqu’au bout dans l’inattention générale. Sur la centaine de parents ou d’amis qui ont dû recevoir des cartons, il en manque plus de la moitié et, sur le peu de travées qu’ils occupent, les présents ne sont pas répartis au hasard. Certes, de chaque côté du transept, ce sont les mêmes employés, les mêmes artisans. Mais si les uns paraissent candidement endimanchés, les autres affichent un certain souci d’élégance, pointent le menton d’une manière qui sent son boutiquier. Le plus curieux, pourtant, c’est la double écoute. Chacun fait semblant de suivre l’office, se comporte comme son voisin, sans cesser de tendre l’oreille aux nouvelles qui se transmettent de bouche à tempe et dont, ici ou là, l’origine est un transistor, emporté par quelques assistants. Le fil qui descend le long du cou de l’oncle José, on pourrait à la rigueur le prendre pour celui d’un sonotone si ses lèvres ne bougeaient pas à l’intention d’Elena, tantôt pressée contre lui, tantôt rejetée vers la tante Beatriz qui se livre au même manège dès qu’elle est informée. Mais Arturo, le camionneur, dont la bouille commence à s’épanouir, ne cache pas son poste ; il le tient serré entre veste et coude ; il tourne sans cesse la molette pour assurer la glane ; il fait des signes, il fait des mines avec une heureuse insolence.

— Il y avait un mariage à Cana en Galilée et la mère de Jésus était là et Jésus aussi avait été invité avec ses disciples, récite le padre qui lit maintenant l’Évangile selon saint Jean sans pouvoir retenir le tremblement qui agite ses mains.

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