— Vous ne vous figurez pas que nous allons traverser la ville en cortège ? Tous les rassemblements sont interdits.
— Le restaurant n’est pas loin, crie José.
— Et s’il est fermé ? gémit Elena.
— C’est un risque à courir ! De toute façon, une mariée dans ses voiles, ça se voit : Carmen sera notre protection ! lance le vieux Fernando Pacheco, patriarche impavide, poussant dans le dos sa petite-fille beaucoup moins rassurée.
L’argument a du poids et les Pacheco entraînent finalement les Garcia derrière Carmen qui marche comme sur des œufs. Manuel, demeuré à l’écart, agite la main pour dire adieu à ses futurs parents dont quelques-uns seulement lui rendent la politesse. Il n’a pas cillé en constatant que son chauffeur ne l’attendait plus au volant de la voiture à cocarde dont il n’est plus de toute façon question de se servir. Il compte les drapeaux. Il s’exclame :
— Regardez ! Il y a tout de même un type assez courageux pour avoir mis le sien en berne.
— Venez ! supplie Maria, accrochée à son bras.
Si la mariée est une sauvegarde, elle l’est aussi pour Manuel bien qu’il soit, lui, exactement, le contraire. Il le sait. Il tente en vain de repousser Maria qui, d’une secousse, lui fait descendre une marche, puis une autre. Le voici sur le trottoir. Le voilà sur le bord de la chaussée, entre une Chrysler et une Toyota, à trente mètres du cortège qui s’éloigne, moutonnant, piétinant sur quatre-vingts talons. Mais Arturo, qui s’est retourné, beugle rageusement :
— Ah non, pas de rouge avec nous ! Allez au diable !
Il continue à marcher, la tête dévissée d’un demi-tour. Il jette encore :
— Et toi, idiote, lâche ce salaud ! Il est sur la liste noire. Tu seras veuve avant la noce…
Le vrombissement d’une nouvelle escadrille, dont les ombres remontent l’avenue, l’oblige à recoller au groupe qui, lui, la redescend et dont l’arrière-garde, bravement composée d’hommes, s’abrite derrière les femmes trottinant dans le sillage de Carmen, leur drapeau blanc. S’il y en a parmi les fuyards pour penser que la passion politique devrait se taire au sein des familles, s’il y a des protestations — et c’est probable, car José, sans ralentir, gesticule au flanc d’Arturo —, Maria n’en saura rien. Elle est dans les bras de Manuel, le menton coincé dans son cou, mélangeant du cheveu roux à du cheveu brun. Elle bégaie :
— Je reste avec vous, Manuel…
Et sans penser qu’elle le paralyse, que les minutes comptent :
— Sauvez-vous, Manuel, sauvez-vous !
Elle est si désemparée, si proche de s’effondrer que Manuel n’ose pas se dégager ni aggraver son cas en avouant qu’il est aussi démuni qu’elle, qu’il n’a pas la moindre idée de ce qu’il doit, de ce qu’il peut faire, qu’il n’a prévu aucune défaite, aucun refuge, qu’il n’y songe même pas, qu’il se hait de son impuissance, qu’il la ressent comme une défection. Immobile, les yeux fermés, il savoure amèrement le ridicule de la situation. L’abominable Manuel Alcovar, responsable de haut niveau, tribun abhorré par l’opposition comme par les militaires et dont la photo a si souvent traîné dans les journaux, il est là, mon général ! Il est là, bien reconnaissable, debout, en pleine rue, contre une fille. À la merci de la première patrouille…
Manuel rouvre les yeux, Manuel les écarquille, mais garde assez de présence d’esprit pour pratiquer soudain un bouche à bouche qui empêchera au moins Maria de crier. Elle n’a pas tardé : la voici justement, la patrouille ! Débouchant d’une rue latérale et roulant sur des pneus crantés, s’avance un engin léger, une de ces AML exportées par Panhard dans toute l’Amérique du Sud et qui dans le tintamarre général peut sembler silencieuse. Elle passe, toussotant un gaz roussâtre, avec cette lenteur de rhinocéros encorné de ferraille qu’ont les petits blindés. Honte au sergent, honte à l’équipage qui n’ont pas reconnu l’ennemi ! L’engin s’éloigne, sans s’inquiéter de ce couple d’amoureux assez inconscients pour se mignoter en public au cœur d’une insurrection.
Mais les canons de ses mitrailleuses coaxiales virent de concert, s’abaissent de quelques degrés, se pointent sur le rassemblement interdit qui grouille, là-bas, au fond de l’avenue. Que peuvent-ils penser, les occupants de l’AML ? Comment croiraient-ils qu’il s’agit d’une noce ? De l’arrière — et ça le grand-père, poussant la mariée devant le cortège, ne l’a pas prévu —, ils n’aperçoivent forcément qu’un groupe d’hommes, comme il s’en forme des dizaines dans les faubourgs : un groupe en quête d’armes ou chargé de quelque sabotage ou cherchant à rallier d’autres bandes pour s’opposer au putsch et que les militaires ont reçu consigne de neutraliser par tous les moyens. Pas d’erreur possible ! Si ces gens détalent, c’est qu’ils n’ont pas la conscience tranquille. Voyez, au surplus, voyez cet insensé qui lève un bras tandis que ses camarades, affolés, galopent de plus belle. Quand on veut se rendre, on s’arrête. Quand on veut se rendre, on lève les deux bras et non un seul que termine une main à moitié ouverte ou plutôt un poing mal fermé. Un poing ? Provocation pure et simple ! L’AML accélère, fonce sur les fuyards et, à cinquante mètres, ouvre le feu.
Renonçant à obtenir la communication avec Paris, Selma, comme d’habitude lorsqu’elle est inquiète, jette un coup d’œil sur l’arbre de famille où pendouillent six médaillons : rassemblement fictif, car il y a de la distance entre Gullspäng (où ses père et mère dépensent au bord du lac Dalbo une folkpension de 1 500 Kr), le bourg d’Iré (dans le Haut-Anjou bocager, où M me veuve Legarneau tient encore une épicerie de village) et les diverses affectations d’un couple aussi uni que disparate et récemment muté en Amérique du Sud. Selma voudrait sourire. Elle y parvient. L’arbre, dont le plus jeune occupant arrondit une bouille rose percée d’yeux bleus à cils de laiton, aura bientôt besoin d’une septième branche. Mais il faut se pencher, il faut crier dans l’interphone :
— Rien à faire ! Les lignes sont coupées.
Elle ne sourit plus, Selma. Elle abandonne son bureau, elle glisse vers la fenêtre autour de quoi l’amour Scandinave des plantes vertes fait s’emmêler deux ficus à grandes feuilles laciniées. Quel tumulte ! Combien sont-ils ? Éric, l’attaché militaire — que n’a pas rendu joyeux certain commentaire sur l’utilisation de « son » matériel et qui a passé la matinée le nez en l’air à faire remarquer que les chasseurs étaient tous de fabrication américaine —, Éric assure qu’ils sont déjà près de deux cents, entassés dans les salons comme pour une réception de 14 juillet. Quand elle est descendue, pour grignoter quelque chose, Selma l’a constaté : pour la plupart ce sont des hommes marqués par leur fonction ou leur parti ; beaucoup figurent sur la liste des personnalités sommées par la radio de se présenter au commissariat le plus proche. Mais elle a repéré aussi deux ou trois familles au complet et même un bébé dont la mère, fille d’un ministre, s’est sauvée sans langes comme sans biberon : faute d’un certain lait en poudre, le seul qu’il supporte, nul n’arrive à le calmer.
Combien seront-ils ce soir ? De minute en minute franchissant le portail, tombant dans les bras les uns des autres, affluent les candidats au droit d’asile qu’il faut maintenant diriger sur le jardin où, assis sur les pelouses, ils se regroupent instinctivement autour des responsables de leur clan.
— Selma ! crie quelqu’un dans l’escalier.
Mais Selma ne bouge pas. Une main posée sur son ventre qui commence à pointer sous la robe droite, elle n’a entendu que le cri rauque d’une fillette qui vient de s’écrouler en travers d’un massif, soudain frappée d’une crise d’épilepsie. Elle aussi se sent comme étouffée par cette cohue volubile qui dans sa langue chantante, si différente du castillan de lycée, suppute ses chances ou lance des imprécations. Elle a l’impression, bien qu’elle ne porte pas de corset de grossesse, d’en avoir resserré les lacets. Son regard fuit. Son regard s’éloigne, va se reposer au-delà du jardin dans la verdure du parc municipal, paradis botanique où déambule un vieux gardien en uniforme jaune paille, où la grande cascade continue à oxygéner du poisson rouge et à pousser de la mousse dans la rivière artificielle sinuant à travers les gazons qu’une tondeuse automotrice, prolongée par un sac à herbe tout gonflé, rase consciencieusement.
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