Hervé Bazin - Le matrimoine

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« J'y appelle Matrimoine ce qui dans un ménage relève normalement de la femme, comme ce qui de nos jours tend à passer de part de lion en part de lionne » Le propos du « Matrimoine » n’est pas en effet de savoir comment un couple se fait ou se défait (sujets classiques pour drame ou mélo), mais comment il
. Pour des motifs différents de ceux qui l’ont amené au mariage et qui le font passer insensiblement de la nouveauté à l’habitude, du désir à la satiété, du risque aux charges, du choix au devoir, du hasard à la fatalité. Malgré
où chacun de nous n’est
. Malgré ces mille problèmes d’accord mutuel, d’argent, de lit, d’autorité, d’éducation. Malgré l’enlisement dans le ronron, l’ennui, la bêtise, l’empiétement familial.
Abel Bretaudeau, petit avocat de province et sa femme Mariette, fille des bonnetiers Guimarch, ce sont M. et Mme Tout-le-Monde. Mais la lucidité d’Abel tour à tour aigre, tendre, féroce, passionnée, montre assez que l’auteur — s’il n’est nullement acteur — se tient tout près de son personnage et partage avec lui l’expérience de ses échecs. Si Hervé Bazin est vraiment, comme on l’a dit, un « spécialiste des difficultés de la famille », « Le Matrimoine » complète une œuvre dont les moyens restent par ailleurs ceux qui, de « Vipère au poing » à « Au nom du fils », lui ont valu le plus constant des succès.

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HERVÉ BAZIN

Le Matrimoine

Pour Monique

J’appelle Matrimoine tout ce qui dans le mariage relève normalement de la femme, comme ce qui tend de nos jours à passer de part de lion en part de lionne (LUI)

1953

1

Ridicule ! C’est là, paraît-il, dans ce jardin public, au bout de la spirale de troènes taillés qui coiffe la butte, c’est là sur ce banc de ciment imitation bois, terminus apprécié des petits jeunes gens amateurs d’ambulations tendres, c’est là que je fus touché par la grâce et que de mes yeux les écailles tombèrent. Mariette ne l’affirme pas, non. Énormément discrète, elle se contente de sourire, d’incliner vers le rembourrage de mon épaule droite une tête alourdie par d’exquis souvenirs. Elle a glissé un bras, en collier tahitien, par-dessus l’autre épaule et sa main — où l’alliance coince la bague de fiançailles — caresse mon veston : ce veston qu’elle a, le matin même, avec des réflexions sur mon manque de soin, détaché au K2 R. C’est là, donc. Oserais-je l’oublier ? Les hommes ne se rappellent rien, c’est connu : ni les fêtes mobiles ni les anniversaires, fêtes immobiles du privé, dates plus hautes dans la forêt des dates, toutes et à tout instant présentes à la mémoire des femmes, entraînées par nature à demeurer esclaves du calendrier.

— Chéri ! murmure Mariette.

Assez bas. Mais assez haut pour être entendue des suivantes. Car nous ne sommes pas seuls, hélas ! Outre l’intéressée, qui vraiment y était, Madame Guimarch, sa mère, Mesdemoiselles Ariette et Simone Guimarch, ses sœurs, Madame Gabrielle Guimarch, sa belle-sœur, née Prudhon, qui n’y étaient pas, mais qui magnifient le ouï-dire, profitent aussi de cette balade d’après-dîner pour exalter leur digestion et communier — comme elles le font d’ordinaire au cinéma — dans la religion du mélo.

— Vous deviez avoir l’air idiots. On a toujours l’air idiot dans ces cas-là.

C’est M me Guimarch, qui écrase. Car il faut exalter, puis écraser : c’est dans la tradition. Bien entendu, n’est-ce pas, il ne pouvait y avoir dans ce coin noir aucun risque d’aventure, aucune main susceptible de s’égarer, aucune vigueur incongrue. Sur notre Mariette veillaient déjà notaire, maire et vicaire, anges gardiens des foyers. Mais sourions, souriez, que l’ineffable fable se laisse un peu noyer dans la moquerie qui, elle aussi, rassure les familles ! Restons-en là, de grâce ! Je tâte mes poches, je fais tinter mes clefs, je cherche ma pipe, mon tabac, mes allumettes. Peine perdue. On me tient toujours par le cou ; et sur mon épaule expire un soupir qui sans être de regret, bien sûr, n’exclut pas quelque nostalgie, le miracle étant d’hier et le train-train pour demain. Dans ce soupir, on ajoute :

— Et voilà !

Pour être tu, le reste ne s’en traduit pas moins aisément du silence, cette langue sans lexique ni syntaxe, qui pas plus que les idiomes sonores ne respecte la vérité. Et voilà , ce fut le jour, le lieu : j’étais seul et soudain nous fûmes deux. Le sentier où je tournais du talon, les feuilles, même si elles en ont vu d’autres à l’endroit comme à l’envers, le banc que j’ai épousseté avant de m’asseoir, peuvent en témoigner comme j’en témoigne. On ne peut pas accrocher partout des plaques commémoratives, ni même inscrire ces choses sur l’écorce des bouleaux comme le font les midinettes du Nord ou sur les feuilles des agaves comme le font les midinettes du Sud. Mais c’est bien là, dans ce cadre, digne de l’instant, que s’est décidée ma vie…

Ridicule ! À quinze jours du voile, du lunch et de la suite, je ne peux vraiment rien dire. Pourtant j’enrage. Le civet de M me Guimarch était remarquable et curieux, bien qu’assez dépouillé, son Corné 1920. Mais encore un peu de guimauve et je rends tout. Soyons exacts : il n’y a jamais eu de lieu ni d’heure. Bien étonnées seraient la mère, les sœurs, la belle-sœur et ma femme elle-même si, dissimulé voilà trois ans sous ce banc, un magnétophone leur régurgitait les “choses” que nous nous sommes dites, Mariette et moi. Celle-ci, celle-là ou d’autres, est-ce que je savais ? Au premier rendez-vous (j’en ai donné cinquante), qui pense à quoi ? L’avenir, c’est simplement la suite — ou la fuite. Du touche à touche au bouche à bouche, frôleur d’abord, puis un peu ventousard, puis scarifié de la langue, je ne vois rien dont l’éloquence prenne date pour nos éternités. Je regrette, mesdames. Mais votre étonnement tournerait à l’indignation si vous consultiez mon agenda 1950. J’ai la faiblesse de me relire et je m’y suis référé récemment. À la page du 18 avril, figure un petit texte, suivi d’une note, sans doute ajoutée le lendemain. En haut, le texte : Voir Gustave à 13 h pour la moto. Odile, à 18 h rue d’Alsace. À 22 h, TT avec Mariette au Jardin des Plantes. TT, avouons tout, c’est l’abréviation de l’époque pour tête-à-tête. Quelques CC (nous ne faisions pas de miracles) illustrent ailleurs les corps à corps. Quant à la note, elle consiste en une brève appréciation, quatorze-douze, appréciation non mystérieuse, si l’on sait que pour Odile, bagage et bagout, elle montait à quinze-treize. Ce qui veut toujours dire : Mariette n’avait ni le chien ni le brio d’Odile. Je me suis décidé, en apparence, pour les 26 points de l’une en dédaignant les 28 de l’autre. Mais soyons francs, disons tout : sauf accident, à Angers comme ailleurs, on ne se marie guère en dehors de son milieu, quel qu’il soit. J’ai sans doute épousé Mariette parce que (valeur du motif : 30 %), c’était le seul moyen de l’avoir ; ce qui n’avait pas été nécessaire pour Odile. Je l’ai épousée parce qu’ont joué en sa faveur (% indéfinissable) une amitié d’enfance insensiblement devenue tendre, un lot de jolis souvenirs, de baisers, de caresses blanches, une longue habitude de danser, de jouer, d’aller à la piscine ou au cinéma, bref de faire — debout — beaucoup de choses ensemble. Mais j’ai aussi épousé Mariette parce qu’elle appartenait à l’une de ces bonnes familles, peut-être un peu moins anciennement “bonne” que la mienne, mais un peu plus (quoique plus récemment) fortunée. Or ce n’était pas non plus le cas d’Odile. On a beau dire, l’argument pèse encore lourd dans les corbeilles de noces, dont les fleurs ne font oublier à personne ce que les lendemains exigeront de légumes. Honni soit qui mal y pense ! Nous sommes à l’ère du contre-plaqué. On dit toujours : “Les Untel ont bien marié leur fille”, et cet adverbe discret postule, nul ne l’ignore, un minimum d’avantages. On ne s’en vante plus, c’est le seul changement ; l’hypocrisie sentimentale de l’époque ne le tolère pas. Il est même recommandé d’ajouter : “Et vous savez qu’ils s’adorent !” Ça, c’est la couche de palissandre.

— Entre nous, dit mon oncle, depuis que le fisc hait la fortune, il est devenu encore plus nécessaire, pour tenir, de se marier parmi les siens. Et ça n’a jamais empêché le reste…

Ce reste est sûr. Entendons-nous : J’aime Mariette. J’aime une fille de mon milieu. Il ne s’agit pas d’un mariage d’argent. J’aurais pu épouser une véritable héritière. Marguerite Tangourd (Comptoirs de l’Ouest) sortait volontiers avec moi et j’ai été invité maintes fois chez les Dimasse (Ardoisières) dont la fille n’est même pas laide. Mais trop est trop : chez moi, on aurait aussi fait la moue. Mariette ne m’a pas apporté de dot ; seulement une petite rente, payable le 20 de chaque mois pour en assurer la bonne fin. Elle m’a surtout apporté, avec quelques espérances et des relations (que son père aime “utiles”), cette espèce de consentement général dont se passe mal, en province, celui des époux, ce préjugé favorable des gens (et clients éventuels) pour qui un mariage convenable est la première référence à fournir dans l’exercice d’une profession libérale.

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