— Et ma Titine, elle vient faire bibi à son pépé ?
À côté de lui, courtaude, toute en jabot, le visage irradiant la même sorte de candeur sous des cheveux d’un beau noir Oréal, voici M me Guimarch, qui naquit Marie Meauzet, chez Meauzet, Lamastre et Cie, marchands de bois (pas de margotins, mais de bois en grume, dans les forêts de l’import-export : la taille au-dessus dans le négoce).
Certainement pour moi, ce sera la redoute. C’est une personne organisée, sortant tout de sa tête et tout de sa poche : conseils, bonbons, ficelle, recettes et jugements, ces derniers rarement téméraires.
— Dans ma situation, n’est-ce pas, dit-elle, on tourne sa langue dans sa bouche.
C’est une mère, c’est une grand-mère : dévotement telle. Léchant beaucoup. Point bête cependant, la chère femme : elle roule très bien les subtils. Elle a ce genre d’intelligence qui s’éclaire au néon. Maternité, commerce, pour elle, c’est tout un : le monde de la layette. Le magasin la tient en forme, parmi des enfants et des femmes : elle y gagne son pain et son beurre, avec son indépendance ; elle observe, elle apprend, elle révèle ; elle reste à pied d’œuvre pour grimper d’un tour de jupe au premier, où la dinde est au four. On la félicite de tant d’activité, on s’extasie, elle hoche la tête, elle dit :
— Allez, j’ai bien de la peine !
Et c’est vrai qu’elle en a. Mais si elle en a, malgré sa bonne, son laveur de carreaux, son mari, c’est que sa peine fait ses délices. Le dimanche et le lundi, croyez-vous qu’elle s’endorme ? Elle refait les comptes, bouleverse la vitrine. Elle file à Montjean où les Guimarch ont une propriété, dont les pommes ne sauraient se perdre. Elle saute aux Cent-Laines, rue de la Gare, un autre magasin qu’elle a mis en gérance. Elle court chez sa bru ; elle y saisit le biberon, le balai, n’importe quoi…
— C’est une femme, dit Tio, qui n’a jamais eu le courage de ne rien faire.
Issus du couple, quatre enfants. Si étonnantes que puissent paraître, vingt-cinq ans plus tard, les gambades d’un poussah, il en existe un cinquième, né des œuvres de M. Guimarch, durant son service militaire en Indochine. “Il est maintenant vietnamien”, dit Mariette, comme si l’indépendance du demi-frère, fait à une congaï docile, mettait une infranchissable barrière entre elle et ce métis, pourtant reconnu, bien vivant, marié, faisant souche de Guimarch dans la plaine des Joncs. Mais parlons des légitimes…
Éric, l’aîné, a été le grand espoir. On l’appelait Éric III, en souvenir de l’aïeul Éric I er, émigré de Bretagne en Anjou, vers 1850 et d’Éric II, le grand-père, le premier bonnetier. Le rêve de Toussaint Guimarch pour Éric, ce n’était pas, comme celui de sa femme, de le voir passer de boutique en fabrique. Son bon sens lui avait vite fait savoir que le fiston n’avait pas le don, qu’il était trop languide pour animer le chaland. Son ambition, pour lui, c’était la pharmacie. Un pharmacien, c’est un diplômé, qui ne se lève pas la nuit comme un médecin. Il paie patente, il reste commerçant, donc il gagne, sans avoir à faire la retape, à forcer sur l’article, les gens ayant de plus en plus de faiblesse pour leur santé.
Mais Éric n’avait de goût que pour la moto. Il eut sa 500 Douglas pour l’encourager, mais rata son bachot, une fois, deux fois, trois fois. Adieu potard ! Toussaint Guimarch, ulcéré, le fit entrer comme gratte-papier au Crédit de l’Ouest. Il y est toujours. Plus exactement, il y est revenu, après son service militaire à Cahors, patrie de Gabrielle.
C’est un garçon long, étroit, à tête ronde, trouée de petits yeux qui font ver dans la pomme. Très soumis à sa femme. Très prolifique. Martine, Aline, Catherine… Les Guimarch se multiplient, mais sont en train de tomber en quenouille.
Après Éric, une fille : celle-là justement qui, avec elle, fait entrer ici tous les siens, mais qui peut-être avec le temps, comme ma mère, ex-Aufray, me paraîtra vraiment une Bretaudeau. Pour moi, comment ne serait-elle pas encore ce qu’elle fut si longtemps ? Cette gamine, baluchonnant un cartable trop lourd et dont la jupe plissée se retournait par grand vent sur une très blanche culotte, le pion houspillait son petit trot :
— Vous vous pressez, Mariette Guimarch ?
Cette pucelette, des jambes aux cheveux faite en long et sans autre rondeur que son visage de porcelaine, les philos dont j’étais, les philos à pantalons étroits, la poursuivaient, la fusillaient au pistolet à eau :
— C’est pour te dessaler, Mariette Guimarch !
Mais trois ans plus tard, cette bachelière de dix-huit ans, qui traversait le mail à côté de sa mère, Tio la suivait du regard en murmurant :
— Hé, tu l’as vue, la petite Guimarch ? Mais c’est un Tanagra !
Il est vrai qu’il ajoutait, dans le style d’Aurélien Scholl :
— Près d’un Tanagra-double…
Aujourd’hui, sans plaisir, je me souviens de cette remarque : une fille trop souvent devient ce qu’était sa mère.
La vraie pin-up, d’ailleurs, ce n’était pas Mariette, mais sa sœur, Reine, la seule Guimarch à mériter pour l’œil le fameux rien-qu’à-la-voir-passer-on-lui-disait-merci.
Pour l’œil seulement. Car, de la tribu, c’est bien la fille qui me gêne le plus. Ses parents, qui n’en sont pas revenus, l’appelaient jadis l ’Émeraude. Elle avait déjà refoulé sa douzaine d’amoureux, quand ses yeux verts ont enfin repéré une Maserati. Et repéré le chauffeur : un peu quadragénaire, mais pourvu d’une particule, d’une fortune et — trait rare chez ceux qui réunissent déjà ces avantages — d’une forte situation dans l’immobilier. Intéressée, elle s’est renseignée plus avant ; elle a su que ce monsieur ne besognait pas pour vivre ; qu’il n’était pas, Dieu merci, réduit à cet honneur ; qu’il travaillait pour faire fructifier ses capitaux. Alors elle les a épousés. Et Mariette, ma fiancée, m’en a voulu à mort, toute une semaine, pour lui avoir glissé dans l’oreille ce jour-là :
— C’est tout de même pratique, la beauté, chez une fille. Pour réussir, elle n’a plus qu’à ôter, légalement, sa culotte.
C’est une chance qui, du moins, épargnera la suivante. Après l’Émeraude, il y a le caillou : Ariette. Elle dit elle-même à sa mère :
— Tu aurais pu en garder un peu pour moi.
Encore ne parle-t-elle que de ses grâces, qui partout lui percent la peau, sauf aux bons endroits : son soutien-gorge, à la plage, se révèle si vide, si plat qu’il a l’air d’un pansement. Mais par malheur, ce n’est pas tout. L’âge bête, chez les filles, est appétissant ; on sait comment l’esprit leur viendra. Mais s’il dure, on se décourage. Qui pourrait s’attendrir en écoutant la pauvrette, quand rosit un instant son teint d’amidon et que s’anime, sur ses lèvres gercées, le merveilleux fadasse de la chantaille ? Sauf miracle, je la vois longtemps encore hanter les sauteries où elle n’a pas fini, pour se donner contenance, de ronger les gâteaux secs par les coins.
Reste Simone, la tardive benjamine, accident classique du retour d’âge, qui donne de l’insistance paternelle une aimable opinion. De cette fillette, qu’une demi-génération sépare de ses sœurs, je ne déteste pas la voix acide, l’insolente précocité.
Restent Clam , le chien, Niger, le chat. Restent six bengalis dans une cage. Reste enfin la parentèle : innombrable. De la souche, toujours fidèle à Quimper, prolifèrent les surgeons. Il y a deux branches qui essaiment en banlieue. Il y a la branche sud à l’accent languedocien. Ils sont bien cent, qui continuent allègrement à cousiner. Le jour de mon mariage, c’était typique : malgré la présence de Gilles, mon meilleur ami, et de quelques autres (invités pour faire nombre) les Guimarch formaient à eux seuls les neuf dixièmes du cortège, qu’il n’avait pas été possible de panacher. Nous étions noyés dans la masse. À la mairie, l’appariteur ne s’y est pas trompé. Il a crié :
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