La chaleur conjugale étant devenue moins vive, elle attrape une veste de pyjama, l’enfile, bâille et conclut :
— D’une manière ou d’une autre, il faudra bien moderniser. Allez, on dort, il est au moins deux heures.
Bec, longuement. Elle se tortille un peu, donne un coup de tête à l’oreiller, se tourne sur sa gauche, côté cœur, laisse tomber ces paupières qui n’ont pas une rayure et que prolongent de longs cils courbes englués de mascara. Je me retourne sur la droite, côté foie. Pourquoi se réfère-t-elle à sa mère ? C’est une Bretaudeau. Ce n’est plus une Guimarch. À la réflexion, ceci ressemble à notre dîner de retour : pourquoi sommes-nous allés rue des Lices et non à la Rousselle ? Sous les draps, ma main cherche une autre main, la trouve, la presse un peu. Mariette dort déjà.
Elle dort, tranquille et moi, les yeux fermés, je veille.
Ce qui m’a longtemps effrayé dans le mariage, c’est la diminutio capitis qu’il faut maintenant y subir. Élevé par une veuve, je le sais : l’emprise féminine tire son efficacité de sa nature même. Cela soigne, réchauffe, amollit, vous sépare du monde, vous enveloppe de baisers et de laines. Nos pères tenaient à peine, malgré leurs privilèges. Devant la tendre égale, comment tiendrions-nous ? Depuis que mes amis se marient, je les vois pour la plupart disparaître, comme exilés, bloqués aux frontières du ménage. Ils portent le même nom, ils l’ont même donné à leur femme ; mais je n’ai jamais l’impression que celle-ci soit pour autant entrée dans leur famille. Souvent, on dirait plutôt le contraire ; et c’est presque la règle quand le clan où ils ont pénétré est plus nombreux, plus vivace, plus puissant que le leur…
Or nous restons trois, nous autres, les Bretaudeau, descendants lointains — le nom l’atteste — de quelque riverain “habile à piéger les oiseaux d’eau”. Trois seulement. Pépinière d’hommes de loi, au dix-neuvième, la famille fut longtemps puissante. Possessionnée de La Daguenière à Saint-Martin, elle comptait cinq ou six branches et reconnaissait pour capitale cette maison de tuf de La Bohalle dont un lointain successeur astique les panonceaux. Mais une fois enrichis les Bretaudeau firent peu d’enfants, qui furent décimés par deux guerres, également dévoreuses de leurs biens. Je n’ai pas de cousins. Ma sœur est morte en bas âge. Mon père — qui était percepteur — a été tué dans un accident d’auto. Il allait avoir quarante-huit ans. J’en avais quinze. Le jour de mon mariage, pour me laisser le champ libre, ma mère a quitté Angers. Elle a bien annoncé qu’elle y reviendrait de temps en temps, qu’elle se réservait une chambre chez moi. Mais, en fait, elle s’est retirée à la Rousselle, près de Belle-Noue : là, sur le petit domaine des Aufray (une de ces dynasties de l’alluvion, spécialisée dans la graine de fleurs, entre Loire et Authion) elle a repris sa demi-part ; elle est redevenue floricultrice en compagnie de sa jumelle, la tante Henriette, qui jusqu’alors gérait la propriété.
Seul homme — avec moi — de la tribu : Tio, alias Charles Bretaudeau, frère aîné de mon père. Colonel, mais en retraite. Un chêne, mais de un mètre soixante-deux. Spécialiste des commentaires mi-plaisants, mi-sérieux. Il aime répéter :
— Moi, je suis cielibataire.
Non qu’il soit misogyne : il serait même un peu trop à son aise parmi les dames qu’il accable de prévenances, avec une galanterie qui date et nuit à l’or de ses ficelles. Cet oncle est mon parrain.
— Un parrain d’occasion ! assure-t-il encore.
En réalité, il a payé mes études et m’a logé plus de trois ans, tandis que je faisais ma licence en droit, à Rennes, où lui-même “finissait dans la paperasserie” de la région militaire. Le rôle de mentor ne lui déplaît pas, bien qu’il prétende se méfier, en lui, de la baderne. On voit que je parle de Tio comme le ferait un fils : je ne déteste pas de penser qu’à cet égard je lui ai servi d’alibi.
Trois donc, sans un cousin de plus. Trois Bretaudeau en face des Guimarch. Nous ne ferons pas le poids : surtout en l’absence de ma mère dont risquent de me manquer la forte bonhomie, la hauteur discrète et ce curieux pouvoir d’intimidation par le silence qui en impose toujours aux gens de moindre caractère.
J’allais dire : de moindre qualité. Je me retiens. La prétention est grosse et c’est chose à ne pas insinuer quand on est gendre : on peut aisément vous rappeler que vous avez choisi ; que chacun, dans le privé, a aussi le gouvernement qu’il mérite. Les Guimarch sont les Guimarch : nombreux, fidèles entre eux — ce qui n’est pas si mal —, criards et chauds comme des poules, ronds comme des boules, curieusement farauds de leur patronyme breton (Guimarch : digne d’avoir un cheval) qui les met en selle sur les petits principes comme sur les grands dadas. Bons comptables avec ça, y compris de leurs grâces : les affaires sont les affaires et, quand elles sont bonnes, Dieu soit loué de la cave au grenier ! La roublardise ne leur manque pas ; mais ils ont la finesse un peu mousse. Et surtout ce sont des quiets, des gens que leur petite chance édifie, dragéifié, qui s’alarment parfois pour prendre un train, payer une facture, avaler une purge, mais qui finalement trouvent ce monde supportable, voire confortable et suceraient du caramel devant un supplicié.
Et me voilà qui les recense, inquiet. Je tâte mon dossier.
Archétype, sinon chef de la race : le beau-père, prénommé Toussaint, parce que né ce jour. Point funèbre du tout, ce bonhomme d’un mètre quatre-vingts, malgré sa voix caverneuse. On ne voit pas très bien en quoi, pour pêcher à la ligne, peut lui être utile sa musculature de catcheur. À vrai dire il semble toujours encombré de lui, de sa masse, dont il accable prudemment les fauteuils. Dès qu’il remue, du reste, M me Guimarch crie :
— Tu t’agites, tu sues !… Et pourquoi finalement ? Pour gagner l’eau de la soupe.
Injustice : si elle sait vendre cher, il sait acheter bon marché. Il gère bien. Jamais une traite en retard ni un placement douteux. Durant la guerre, il a sauvé son fusil de chasse, ses cuivres, son or et malgré les exigences du marché forcément un peu parallèle, il a sauvé aussi sa réputation. Serviable et, à son niveau, de bon conseil, il est aimé. Il est quelque chose à la Chambre de commerce. Tous les patentés de la ville reconnaissent en lui leurs vertus, avec ce rien de trop qui permet d’en sourire. On se raconte ses traits, de bouche à oreille. N’est-ce pas lui, sage héritier, qui, devant la tombe de je ne sais plus quelle tante, a confié à sa femme :
— Ça fait un bout de temps qu’elle est morte. Mais si elle voit, de là-haut, ce que j’ai fait de sa fortune, elle doit être contente : je l’ai doublée.
N’est-ce pas lui, l’honnête homme, bien campé dans son droit à revendre cent francs ce qu’il achète trente, mais incapable de vous prendre hors boutique une épingle, n’est-ce pas lui qui, ayant déjeuné au restaurant, réglé sa note, repris la route, s’aperçoit quinze kilomètres plus loin que le garçon a oublié de lui compter le bordeaux, rebrousse chemin aussitôt et va scrupuleusement payer sa bouteille (en faisant, sans le vouloir, renvoyer le garçon) ?
Ce bonhomme de bonnetier, la gourmandise le perdra : quand elle s’accroche à une pareille charpente, la panne vous entraîne vite aux cent kilos. Mais des désordres de l’intellect, il semble plus à l’abri. On admire la myopie sereine qu’il oppose à ce qu’il appelle des “vues de l’esprit”. On admire ses convictions politiques, fortement centripètes, surtout lorsque le centre apparaît dextrogyre. On admire chez ce poids lourd la bonté qui lui met la sucrette en bouche :
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