Point de commentaires : Odile n’en faisait guère. Elle avait seulement une certaine façon de pencher la tête, de la frotter à l’épaulette du veston.
— Vicieuse ! Intéressée ! Perfide ! dit encore Louis, parodiant la litanie conjugale.
Hanche contre hanche, tempe contre tempe, ils restèrent un instant immobiles dans ce décor un peu funéraire de floralies hivernales. Louis s’était rembruni et suivait des yeux deux lycéennes aux jupes identiques à celles de ses filles. La perte de ses enfants, pour lui, c’était de loin le plus grave et pour Odile, sûrement, une victoire ambiguë. Elle souriait avec gravité. Que Louis se fût enfin décidé, elle en était tout exaltée, mais aussi un peu honteuse, voire inquiète : comme si maintenant de celle qui prend à celle qui garde, de fille en femme, elle venait de changer de rôle, de se substituer à cette Aline dans la défense d’un droit fragile :
— Allons !
Louis repartait, d’un grand pas saccadé. Peut-être au passage achèterait-il un bouquet de roses de Noël. En tout cas il descendrait les marches du métro, il enfilerait le couloir, il s’emparerait d’un coin de wagon, il en sortirait pour remonter la rue avec une assurance forcée. Et de bout en bout, sans avouer un instant qu’il songeait aux dégâts, il continuerait à tenir Odile par le coude — comme le faisait jadis son père, libraire à La Baule, quand il menait sa gamine à l’eau, bombant ce torse dont le poil noir commençait à se faufiler de blanc.
Et une fois dans le studio de la rue des Laitières, il essaierait, en se jetant sur elle, de garder cet air vainqueur, de proclamer en silence : Ça y est ! J’ai tout cassé pour toi. Qu’importe l’injustice à l’égoïsme du bonheur ? En vain. Dans son acharnement même, il y aurait ce souci d’effacer ces vingt ans où, sept mille fois couché avec sa femme, il ne prévoyait pas que grandissait ailleurs une petite fille destinée à regarnir son lit.
20 heures
Sa tête éclate, ses pieds lui font mal. Demi-nue, les coudes aigus, les côtes sèches comme un clavecin, la hanche si plate que l’élastique de la culotte n’y creuse pas de sillon, Aline se sent os et comme assortie à la raideur de ce bois de lit qui ne sera plus conjugal. Elle vient de prendre quatre comprimés d’aspirine ; elle a, pour les faire descendre, bu au robinet du lavabo deux lampées tiédasses à goût d’eau de Javel. Puis toujours incapable de s’asseoir, elle a continué à rôder dans sa chambre. Elle a murmuré devant le spectacle offert à la glace de son armoire en bouleau de Norvège : Évidemment ! et pour ne plus se voir elle a ouvert la porte, laissant béer des rayonnages au contenu réparti en piles rigoureuses.
— Évidemment, c’est sa seule excuse ! ose-t-elle préciser.
Très haut. Trop haut. Des excuses, Louis en aurait-il d’autres ? Aux oreilles d’Aline ne cessent de bourdonner les commentaires de la tribu, aigre mélange où elle a sa part : On ne va pas le soutenir, mais avoue que tu n’as jamais su le prendre. Écho modéré, familial, d’un avis plus net exprimé un soir derrière la haie du jardin : Il cavale, c’est vrai, mais il faut reconnaître que comme emmerdeuse… On n’est jamais sans torts n’est-ce pas ? On est toujours coupable d’être trahie. La famille elle-même… Oh ! Elle fera bloc. Elle en remettra contre le gendre. Mais le statut de la fille, qui s’était jadis un peu aventurée, qui s’était finalement bien placée, va en prendre un bon coup.
— Tu ne t’imagines pas, a dit la mère, l’effet produit à Chazé par ton divorce. La moitié des gens m’évite. Les autres me tendent des mains molles ou me crient : Vous n’allez pas laisser faire ça ! Et comment l’empêcher si, toi, tu n’y arrives pas ? Louis me rirait au nez. Quant à ses parents, je leur ai écrit, ils n’ont même pas répondu. Ce sont des incroyants, eux : ils n’y voient pas scandale.
— Si même ils ne s’en réjouissent pas, a dit Annette. Ils l’ont sur le cœur, ton mariage express. Vingt personnes m’ont répété la fine plaisanterie de ton beau-père le jour de tes noces : Jolie brunette, oui ! Mais ne coupons pas le mot en deux.
Aline tourne. De ceci, comme de cela, soufflé par l’un, soufflé par l’autre, de la chronique provinciale dont elle se croyait libérée et qui lui monte un pilori, elle ne peut plus rien ignorer. Le pire pourtant est venu de Ginette : Je te l’avais bien dit que ça finirait comme ça. Le mois passé, elle haussait les épaules en assurant : Il n’osera jamais , et Aline y souscrivait elle-même. Mais c’est vrai que Ginette l’a cent fois bousculée. Voilà plus de dix ans elle les dénonçait déjà, les signes avant-coureurs : l’irritation facile, le baiser rare et parfois furtivement essuyé, une certaine façon de ne plus voir, de ne plus entendre, de ne plus toucher, d’être absent dans la maison même, une inattention entrecoupée de fleurs, de cadeaux-excuses, un souci de maigrir, d’adopter des pulls, une allure, une coiffure, un langage de garçon. Elle les dénonçait déjà quand Aline n’y voulait voir que la chance de posséder un homme resté plus fringant qu’elle. Une chance dangereuse, certes. Transformable — et bientôt transformée — en son contraire. Mais nier les choses semble un moyen de les écarter ou de leur laisser le temps de redevenir ce qu’elles devraient être ! Forte de cette illusion on attend, on supporte, on plaide le moindre mal. Une femme très abîmée près d’un homme presque intact peut se dire que le temps égalise assez vite. Malgré cent scènes — pour garder la face (et la perdre un peu plus en croyant la sauver) —, n’a-t-elle pas, cette sotte d’Aline, tout toléré : que Louis s’en aille, qu’il revienne, qu’il reparte pour rentrer dans la huitaine ou dans le mois, comme s’il était représentant ou officier de marine ? Et quand les passades se sont muées en « habitude » au bénéfice d’une seule, plus dangereuse de ce fait que vingt autres, n’a-t-elle pas voulu y voir un signe avant-coureur d’affaiblissement chez une forte nature ? Au sein des pires bobards on osait penser qu’un mari, qui se donne la peine de mentir, prouve ainsi qu’il tient encore à sa femme ; que dans le partage de son temps sans cesse rétréci pour la légitime, il peut lui garder l’essentiel : quelque chose comme ce qui distingue le domicile de la résidence secondaire ? Ce vœu secret : S’il fait l’amour ailleurs, que par moments du moins il me fasse la tendresse ! ou cette apostrophe vingt fois lancée : J’attendrai que ça te passe, Louis ne les réfutait pas. Entre deux scènes, il gardait la lèvre facile ; et même de temps à autre, au hasard d’une nuit rallumé, reprenant son dû sans essuyer de refus, remettant sa marque sur un bien dédaigné, trompant la seconde avec la première, il lui arrivait d’honorer le contrat. Par pitié peut-être. Par prudence. Ou encore à titre gracieux, pour régler l’hôtesse. Pour se satisfaire au plus près. Pour remplacer l’autre, absente ou cinq jours par mois empêchée.
— Et tu acceptes ! Moi, je me sentirais déshonorée, criait Ginette, suzeraine bien entraînée de son file-doux.
Aline tourne, tourne, avec rage, sans penser à mettre sa robe de chambre. J’ai perdu ma dignité pour rien. J’ai été aussi lâche que dupe. Il l’avait pourtant assez répété, Louis, qu’il ne divorcerait pas, pour ménager les enfants. C’est tout juste si ce bourreau ne parlait pas de sacrifice, ne se posait pas en victime de la paternité. Certes, depuis deux ans, il était devenu moins catégorique. Et surtout depuis six mois. Depuis la scène de la valise. Encore une belle sottise que cette scène-là ! Quelle preuve d’ailleurs, sauf un ragot de voisine, qu’Odile soit vraiment venue raccompagner Louis jusqu’à sa porte ? Intolérable, certes, l’incursion dans le domaine réservé. Mais douteuse. Motif insuffisant, en tout cas, pour se mettre à hurler, à bourrer ses affaires dans la grande valise des vacances, à traîner le tout dans la salle en continuant de crier : J’en ai assez, je pars. Débrouillez-vous avec votre père ! Encore heureux qu’une heure plus tard, dans le métro, elle ait revu l’éclair d’intérêt luisant dans l’œil de Louis, par ailleurs fort digne, jouant les calmes et les désolés ! Encore heureux que la ramenant, tambour battant, à Fontenay, son amie Emma lui ait fait comprendre quel incroyable atout elle était en train d’offrir à son mari :
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