Au déjeuner dominical, juste après le dessert, Yvonne prend le hoquet.
— Compte cinquante sans respirer, dit Gab.
Mamoune allonge le bras, glisse une pièce de cent francs dans le dos de la patiente, qui s’écrie :
— Hkk ! c’est froid.
Mais ne perd pas le nord et bloque la pièce à la sortie.
— Merci, Mamoune… Hkk !
On essaie de l’eau glacée bue d’une traite, de la goutte de vinaigre sur un morceau de sucre. Peine perdue. Hkk, Hkk ! La famille se désole. On ne peut pas dans cet état emmener la petite chez la tante Meauzet. On la laisse à Ariette. Qu’elle ne se tracasse pas ! Dès que nous aurons tourné les talons pour filer chez la tante — terreur d’Yvonne — le hoquet aura disparu.
De la même façon les jours de composition, fleurit le mal de tête : méthode préventive qui réussit bien, quand je ne m’en mêle pas. L’autre, la méthode corrective, par retouche du carnet a été pratiquée ! Mais la fessée reçue par Loulou — de mon chef, bien sûr — a si fort déchiré les entrailles de sa mère que maintenant elle épluche les notes avant moi. Au besoin elle gratte et rétablit le bon chiffre. Emportée par l’élan, elle a même transformé en 2 un 12 très sincère, mais étonnant, obtenu par Nico en orthographe.
Pour elle, décidément, comme disait Gombrowicz, tout est cornu d’enfants. Du ton possessif, j’ai l’oreille qui glougloute. On mignote à l’heure du cartable :
— Ma Vonne à moi qui allait oublier d’embrasser sa maman ! À l’aller, au retour, ça se passe quatre fois par jour. Avec le lever et le coucher, voilà six séances sur huit joues. C’est un autre aspect — voir plus haut — du coefficient.
On aura remarqué, par ailleurs le tour particulier : parlant d’elle-même, Mariette s’appelle maman.
— Non, laisse, Maman va le faire.
C’est la troisième personne : de service. Quant au prénom, même entre nous, il succombe. Elle me lance :
— Tu descends déjeuner, papa ?
Moi aussi, je n’ai plus que l’anonymat de la fonction : la seconde pourtant, conséquence de la fonction première qui n’a jamais incité Mariette à me crier :
— Tu descends déjeuner, mari ?
Ainsi dévorée, dévorante, vivant d’impérative sollicitude, et dans chaque fond de casserole, s’astiquant l’auréole, irréprochable… irréprochable, hélas ! en face de moi qui ne suis pas innocent, indispensable aussi et le sachant et faisant tout pour l’être, Mariette sans le savoir se défend. Comment pourrais-je le méconnaître, ce sacrifice impitoyable ?
Je me prépare à sortir. Une boule monte, descend, me remonte dans l’œsophage. Mais retiens-moi donc, Mariette ! Je ne te déteste pas. Fais quelque chose. Maigris un peu. Va chez le coiffeur. Remets du rouge, du noir. Redemande à l’arc-en-ciel, sept jours, sept robes, de te rendre un peu diverse. Laisse tomber le tablier qui te désendimanche à perpétuité. Ah ! si au moins te retrouvant…
Mais non. Je l’aperçois dans la cuisine. Elle est en petite tenue. Échevelée. Ensachée. Grattant de la carotte. J’enfile lentement mon imperméable. Tu ne sais pas où je vais, bouffie ? Il pleut. Angers est une ville où il pleut l’hiver, où il n’y a pas souvent de blanche neige pour suivre pas à pas les époux infidèles.
Cest de la folie, je le sais : Angers, comme toutes les villes de province, est fait d’une place — la place du Ralliement, ce qui dit tout —, de deux boulevards, de quatre ou cinq rues essentielles où tout le monde se croise, avant d’aller dormir dans le reste, à jamais suburbain. Si vous n’êtes pas dentiste ou médecin — corporations favorisées qui ont de bons prétextes pour recevoir quiconque — il faut bien sortir ; et rencontrer régulièrement une fille sans que personne ne le sache représente un tour de force. La raison pour laquelle l’Angevin reste fidèle à sa femme dans un rayon de dix kilomètres vous apparaît très vite. Impossibles les hôtels, groupés aux points sensibles : autant publier des bans. Impossibles les meublés, les studios clandestins : ils se déclarent, même pour le percepteur et couper à ces fiches ne vous épargne pas la plus vigilante de toutes, qui est l’œil innombrable. Reste l’hôtel à Segré, à Saumur et la campagne aux accueillantes haies où, quand il fait beau, quand le paysan ne herse ni ne bine dans le coin, vous pourrez faire ce que l’oiseau, le lapin, le chien errant font librement dans le même cadre. Transport avant transports. La voiture, on ne dira jamais assez combien elle simplifie les mœurs. Mais attention ! Ne chargez pas la fille dans le centre et surtout pas chaque fois au même endroit : ça se remarquerait vite. Allez loin : la banlieue s’étale, les gens sont fous de leurs bicoques du dimanche. Ayez donc du temps ; et priez Dieu que vos heures creuses coïncident avec celles de votre amie, à qui, pour le savoir vous téléphonerez prudemment.
Il pleut. Je me suis garé devant le 5 rue des Saintes, dans la Doutre. J’attends Annick. Ça lui fait tout de même une trotte pour venir jusque-là. Sous la pluie. Viendra-t-elle ? Cet endroit, nous en avons convenu la dernière fois, il y a dix jours. Je n’ai pas pu confirmer. Ma voix est trop connue chez son père ; sa voix est trop connue chez moi. Le fait d’être voisins, d’être cousins, quand distance et absence de liens seraient cent fois préférables, nous enlève plutôt des moyens de nous joindre. C’est elle qui de préférence m’appelle au vestiaire du Palais. Elle n’a pas appelé.
Cinq minutes de retard. Par ce temps, c’est normal. Elle n’est jamais à l’heure. Elle vient une fois sur deux et ce n’est pas sa faute. Depuis qu’elle est à Angers — et ça ne fait que quatre mois — depuis que je l’ai reprise — et ça n’en fait que deux —, elle fait son droit (j’aime bien, c’est une autre parenté), elle va aux cours (j’aime moins, c’est plein de jeunes de son âge), elle sort énormément (je n’aime plus du tout). Il pleut. Viendra-t-elle ? Chaque fois je me pose la même question ; après tout, pourquoi ? Ce vendredi où, lassé de l’apercevoir entre deux portes familiales, devant témoins, exaspéré de ne rien pouvoir lui dire, de ne pas crocheter son regard, je l’ai harponnée à l’entrée de la Fac, ce vendredi où elle s’est écriée pour que nul parmi ses camarades ne puisse s’y tromper : “Tiens, mon cousin !”… je me suis cru bien peu de chances de la redéshabiller. Elle paraissait gênée ; et surtout étonnée. Une surprise de vacances… non, elle ne l’a pas dit. Elle a murmuré seulement :
— Je n’ai qu’une seconde, Abel. Mon cours…
Elle a tout de même accepté de faire trois pas avec moi dans la rue. En marchant, elle regardait ses pieds, nichés dans de tout petits souliers qui piquaient sur l’asphalte des talons hésitants. Je le jurerais : pour elle c’était classé. Mais je le jurerais aussi : toute libre qu’elle soit, elle avait un peu honte, elle ne se sentait pas le courage de me dire : “C’était bien bon, Abel, mais ça ne se fait qu’une fois.” Autant dire : “Tu sais, je suis facile.” Et puis M e Bretaudeau, ma foi, se surpassait, disait, disait, disait des choses ; et notamment qu’il n’en pouvait plus, qu’il n’en dormait plus, qu’il ne savait absolument pas où ça le mènerait, à rien, tant pis ! à tout, tant mieux ! et qu’en tout cas, plutôt que de la perdre, sa gosse, il était fort capable, ménage, famille, Palais, de tout faire sauter gaiement.
— Tout de même ! disait Annick, avec cette pointe d’ail, acquise à Béziers et attendrissante chez une Bretonne.
Elle souriait, inquiète, flattée, émue peut-être. Annick n’a pas beaucoup de conversation. Elle est belle ; elle est bonne ; elle a horreur de faire des dégâts. Quand on a mis le feu, on éteint l’incendie. Mais à ce détour de l’âme l’attendait mon démon. Quand on est faible d’où elle l’est, éteindre le feu chez l’autre, c’est le rallumer chez soi. Je connais mes pouvoirs : les petits jeunes sont brefs, ils ne s’occupent guère de ce qui se passe dessous ; ils n’ont pas d’attentions, de phrases ; ils ont trop de partenaires. Ma voiture était là, justement : la nouvelle, une DS à dossiers renversables (qui a fait dire “Enfin !” à ma pauvre Mariette). Annick, séchant son cours, s’est laissé pousser dedans. Du petit hôtel du moulin de Mirvault, près de l’eau lente, j’ai décommandé mes rendez-vous.
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