— Où est-elle encore, cette clef ?
Il s’agit de celle du verrou d’entrée. Deux fois par jour Mariette l’égare, deux fois par jour elle la récupère. Avec la lime à ongles et une certaine paire de ciseaux, voilà les folles du logis. Le reste demeure fidèle au règlement.
L’ordre de Mariette, en effet, ne se conteste pas. Il m’est apparu dans les premiers temps comme un déplacement général, destiné à s’emparer des objets, à les rendre introuvables pour les habitués de l’ordre ancien, donc à me mettre en condition. Il y avait de cela. Mais, soyons justes, régnait encore en elle le souci de s’adapter à un nouvel espace, d’y créer des relais, des repères, des chemins de fourmi. Tout ordre est d’abord le triomphe d’une mémoire établie dans un champ d’influence. Tout ordre se réfère aussi au cas d’espèce. Mes affaires, j’ai tendance à les ranger dans ce qui a été créé à cet effet : mes cravates sur un porte-cravates, mes dossiers dans un classeur. Je suis institutionnel.
Mariette serait plutôt adaptationnelle. Si l’ordre de ma mère n’est pas, dans la même maison, celui de ma femme, c’est que cela ne se peut. Apparente est la fantaisie ; presque raisonnée, l’habitude. Ce qui commande, ce qui s’est imposé presque toujours, c’est le motif, le mode, la fréquence, la distance d’emploi.
Exemple : il y a dans la cuisine une série de pots en grès, de taille décroissante et candidement marqués, pour que nul n’en ignore : PÂTES (1), FARINE (2), SUCRE (3), CAFÉ (4), SEL (5), THÉ (6), ÉPICES (7). Comme nous mangeons peu de pâtes et buvons peu de café, comme au contraire Mariette est très pâtissière, la farine ne pouvait aller qu’au 1, c’est-à-dire dans le plus gros pot. Les pâtes sont descendues au 4 sous la rubrique café. Le gros sel occupe le 2 : dans ce plus vaste espace il dure plus longtemps. Les épices ayant sauté au 5, le petit 7 s’est trouvé libre pour accueillir la réserve de petite monnaie qui n’avait pas été prévue. Bien entendu, pour une fille du Nord dont l’homme carbure au Gloria, pour Gabrielle portée sur le condiment, le problème se repense.
Autre exemple : Elle a un placard à balais, assorti à l’ensemble Ivoirine de Polyrey qui fait la fierté de sa cuisine. Son mari, un samedi, trouve un balai qui traîne dans la chambre au premier. Il le descend, le fourre dans le placard. Est-ce un chou ? Oui. Mais c’est un serin. Le balai du premier se range au fond de la penderie, pour être à pied d’œuvre.
Dans cet ordre d’idées (économiser sa peine), Mariette pourrait faire beaucoup mieux. Le rangement est souvent un ennemi du rendement. Je n’oserai le dire : d’abord parce que, dans ce domaine, ma femme est sourcilleuse et qu’on y a vite l’air d’un ingénieur des travaux finis ; ensuite parce que je me sens complice : offensé comme elle par l’objet qui traîne et flatté par ce rangement d’honneur qui apaise le regard et choque la raison. Rien de plus absurde au fond que de mettre toute la vaisselle dans le vaisselier de la salle à manger et d’aller chaque fois y rechercher le plat dont on a besoin. Rien de plus discutable que d’en faire autant pour le linge, concentré dans l’armoire pour la seule satisfaction d’en admirer les empilements.
Mais on ne dira jamais assez à quel point l’esthétique peut gouverner la logique chez la plus humble ménagère. C’est en son nom que Mariette fait des tartes rondes — si longues à égaliser — quand en quatre coups de couteau elle pourrait les faire carrées. C’est en son nom qu’elle demeure l’esclave des écrins, deux fois par jour vidés, puis regarnis de petites cuillers. C’est en son nom que pour ne pas dépareiller les sièges de son ensemble de cuisine, elle s’assoit toujours trop bas, au lieu de s’installer sur une chaise haute pour ménager ses reins et repasser au bon niveau. C’est en son nom qu’elle essuie sa vaisselle à la main, parce que ça lui semble plus net, plus sculpté, plus méritoire (ici nous atteignons l’éthique) que d’ébouillanter le tout et de laisser sécher. C’est en son nom enfin qu’elle relègue en des fonds de placards le seau à pédale, la serpillière, la poubelle, d’emploi incessant, alors qu’elle laisse dehors la belle bassine de cuivre où les confitures écument à peine deux fois par an.
C’est même un signe que l’apparition inopinée des affreux : si je rencontre par hasard la ventouse à déboucher les waters, instrument que signalent de temps à autre d’abominables bruits de succion, aucun doute : c’est que vraiment Mariette n’a pas eu une minute pour le faire disparaître ou qu’elle est à bout de souffle.
Et le temps tourne.
Comme les feuillets de ces agendas à qui je suis resté fidèle, et où je note non seulement mes rendez-vous, mais, en deux ou trois mots, les faits saillants de ma vie privée.
Ces agendas, comme je les tiens depuis mon bachot, il y en a quinze dans un tiroir de mon bureau. Je ne prétends pas qu’ils me racontent. Jadis je risquais des commentaires (tels ceux qui, en deux chiffres, classaient les filles). Malheureusement, pour Mariette, la communauté, l’intimité des époux n’ont pas de limites. Je pénètre en elle ; elle trouve naturel de pénétrer en moi, de tout connaître de mes pensées, de mes affaires, de mes projets. Elle n’ouvre pas mon courrier, mais elle attend que, l’ayant lu, je le lui passe (comme elle me passe le sien). Elle n’hésite pas à dire :
— Chéri, tu peux me donner ton agenda ?
Je ne saurais refuser. Alors tranquillement, devant moi elle feuillette, elle murmure :
— Mardi, non, tu n’es pas libre… Mercredi, moi, je vais au magasin… Vendredi, ça va, ton dernier rendez-vous est à six heures. On pourra dîner chez les Tource.
Machinalement elle tourne encore une ou deux pages, s’exclame :
— Ce n’est pas possible ! Garnier, vingt mille. Mais, Abel tous tes collègues demanderaient le double.
Je ne peux rien lui cacher. Elle connaît mes manies, mes abréviatifs : le petit gonfalon
qui signifie rue des Lices , la tour
(la rue du Temple, à cause de la tour du 5, qui appartint aux Templiers), la balance
(Palais) qui peut devenir
quand je ne suis pas content d’un jugement, le cèdre
(la Rousselle, signalée de loin par cet arbre) l’abréviatif M* (avec étoile : Mariette aimable) ou M● (avec point noir : Mariette maussade). Elle en discute :
— Ce n’est pas vrai ! Ce jour-là, c’est toi qui n’étais pas à prendre avec des pincettes.
Elle résout sans difficulté — et tolère — cette charade simple :
C’est-à-dire : déjeuner avec la tante Meauzet. Elle a même déchiffré l’inscription commémorative, tracée d’un Bic allègre, au soir d’une réception donnée par les Guimarch pour fêter les dix-huit ans de Simone, leur benjamine, née sous le signe de la Vierge et devenue l’une des plus virulentes yéyettes d’Angers.
Et elle s’est aussitôt hérissée :
— Qu’est-ce que tu en sais ? Simone gigote un peu, c’est de son âge. Tu as l’imagination fraîche ! On dirait que ça te venge de ne plus être dans le coup.
Depuis lors je me méfie. Même en code, je ne commente plus guère. J’oublie de noter certaines choses : la rencontre d’Odile, par exemple. J’en note soigneusement d’autres : comme l’anniversaire de ma mère à l’occasion duquel Mariette n’a pas pensé à prendre la plume. Dans cette maison de verre, le silence même est translucide.
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