— Eh bien, il attendra, ton type ! Figure-toi que c’est mon heure de pointe, à moi, même si pour toi c’est la pause. Vous êtes marrants, vous autres : quand vous travaillez, on dirait que vous êtes les seuls à suer ; et quand vous vous arrêtez, vous n’imaginez pas que vos femmes continuent. Est-ce que j’ai un horaire, moi ?
Et soudain, follement précise :
— Tu l’as lue la statistique de Marie-Claire ? Cinquante heures de travail par semaine pour une femme mariée, soixante-cinq si elle a un enfant, soixante-quinze, si elle en a deux. On est loin de vos quarante heures.
Une sainte colère ! Et pour la première fois une cataracte de larmes. J’avais eu du mal à en venir à bout, à montrer que je comprenais. Comprendre, quand on est le servi — et même si on est, d’autre manière, le servant —, piètre chanson pour la servante ! J’en avais beaucoup appris, ce soir-là ; et notamment que ma femme pouvait philosopher. Ce qu’elle faisait encore, au lit, trois heures après :
— C’est facile pour vous. Votre boulot, c’est un boulot : visible, reconnu, tarifé. Mais nous ! On fait le marché de son pas habituel et il y en a pour croire qu’on se promène. On coud, on lave, on balaie, on cuisine, on soigne à domicile : là où, vous, vous ne fichez rien ; et parce que vous n’y fichez rien, ce qu’on y fait, nous, a l’air de loisirs ! Est-ce qu’on ne touche pas la femme au foyer, précisément parce qu’on ne travaille pas ? Et puis quoi ! on a des appareils, pour les regarder tourner…
L’œil enfin sec, mais la bouche de travers, pelotonnée contre moi, elle murmurait encore :
— Ben dame ! Le mixer broie, l’aspirateur aspire, la Morse automatique trempe, bat, rince, essore. Que me reste-t-il à faire, sinon me livrer au bonheur de l’attente ? J’ai bien quelques menues autres occupations, mais vraiment, pour être aussi fourbue, je dois manquer de résistance…
Elle n’avait pas tout dit pourtant, elle n’avait pas mis en cause mon impuissance à gagner plus, à lui procurer une autre aide que celle des siens. J’avais grand pitié d’elle et grand honte de moi. D’autant que je le connais, ce robin, qui habite en moi. À d’autres heures, il pense qu’après tout neuf femmes sur dix n’ont pas de bonne ; que si toutes en voulaient une, nulle n’en aurait ; que le cas de la sienne n’a rien de particulier ; qu’en regrettant sa peine il ne saurait oublier qu’elle équilibre la sienne. Il pense encore, plein de gratitude : c’est vrai, ce que fait ma femme — qui ne gagne pas un sou — vaudrait cher si je m’adressais à des professionnelles. Mais si je n’avais pas de femme je n’aurais pas de charges. Oui, je le connais. Au surplus, il croirait compromettre sa toge, déshonorer son doctorat en mettant, d’aventure, les mains dans une bassine d’eau grasse. Qu’il fasse mine parfois de saisir un torchon, n’est-ce point pour la frime, pour s’entendre dire par une Mariette, moins convaincue de ce privilège, mais orgueilleuse de ses devoirs :
— Ah, non, je ne peux pas te voir faire ma vaisselle.
Scène exemplaire, plus j’y repense, que la scène de ce soir-là ! Évidemment mes arguments de paix, la bouche, la main parties en quête, n’avaient pas manqué d’essayer d’arranger les choses de cette manière qui, neuf mois plus tard, risque parfois de les aggraver. Malgré les reculs de la rancune et de l’inquiétude mélangées, Mariette était devenue tendre :
— C’est ça, fais-m’en un autre, que je passe à quatre-vingts heures !
Et après s’être fait un peu prier, m’aiguisant ainsi, s’aiguisant elle-même, elle avait d’un reste de rage tiré des satisfactions connues. Pour s’endormir lourdement, vannée cette fois de partout. Et pour sauter, une fois de plus, vers minuit d’entre les jambes du père et s’en aller calmer — ou colmater, par je ne sais quel bout — dans la nursery le fruit de leurs précédents rapprochements.
On se range, on se conserve. Ce qui se dit des partenaires peut se dire aussi des choses qui les entourent. Mariette se laisse même de plus en plus posséder par ce qu’elle possède. Sur l’inexperte, qui jetait un peu vite, la bonne nature a vite pris le dessus.
Mariette ne conserve pas tout, comme certaines. Ainsi parmi les papiers, elle ne garde que le kraft d’emballage, les sulfurisés, les paraffinés qui sont plus blancs à la pliure, le papier doré (pour envelopper les surprises de l’arbre de Noël), le papier cristal et le papier d’étain, aplati au préalable avec un dos de cuiller.
Elle conserve les sacs de plastique, s’ils ont une fermeture-glissière.
Elle conserve les boîtes de carton, qu’elle encastre les unes dans les autres, par ordre de taille, quand elle ne sait qu’en faire afin d’en faire quelque chose quand elle saura. Nous mangeons beaucoup de gâteaux secs, remarquablement quelconques, mais qu’une maison locale empile encore, sur huit couches, dans de grandes boîtes de fer blanc. C’est ainsi que sont nées la boîte à gâteaux du savon, la boîte à gâteaux des sardines, anchois et miettes de thon, la boîte à gâteaux du cirage.
Elle conserve tout ce qui se dénoue : le cordon de tirage, le bolduc, le ligneau, le raphia et toutes les ficelles plates, rondes ou tressées.
— Ne coupe pas ! crie-t-elle, si je suis là quand arrive un paquet.
Des pires nœuds elle triomphe toujours et hop ! ça fera une pelote de plus dans une quatrième boîte à gâteaux, sans étiquette spéciale, mais facile à trouver, en haut, à droite, sur la dernière planche du placard fourre-tout, à laquelle on accède en montant sur une chaise.
Mariette ne résiste pas non plus devant les rubans, vite transformés en cylindres de soie. Elle conserve les boutons : les petits dans une série de tubes d’aspirine, les gros en vrac dans un ancien bocal de prunes dont la transparence permet en principe de savoir, sans tout étaler sur la table, s’il y en a un qui corresponde au bouton manquant de son manteau. Elle conserve certains pots de confitures ; certaines bouteilles, notamment les litres, précieux étalons de capacité. Elle laisse s’encombrer l’armoire à pharmacie, dont une tablette offre le choix d’urgence, mais dont les autres succombent sous un bric-à-brac d’ampoules, de flacons, de médicaments, qu’on ne peut plus utiliser parce qu’on ne sait plus à quoi ça sert, mais qui constituent une réserve magique, une protection vague contre tout et contre rien.
Elle conserve maintenant les restes. Dans le réfrigérateur dont c’est la fonction même, il n’y a jamais de place quand s’y déverse le cabas du marché. Ne faut-il pas une assiette pour chaque reliquat ? Une bonne ménagère réintroduit le fond de soupe d’hier dans celle du jour, qui fera partie de celle de demain.
Elle conserve les recettes, les “trocs de trucs” qu’elle découpe et colle sur un cahier :
Les poissons frits seront plus croustillants, roulés dans la fécule plutôt que dans la farine.
Si vos gonds grincent, soulever la porte et frottez l’axe à la mine de crayon.
Au four disposez vos escargots sur lit de gros sel : tenant droit, ils ne perdront pas leur jus.
Si une plante dépérit, soupçonnez le vers dans le pot. Un quartier de pomme, mis sur la terre, le fera monter.
Il y en a déjà comme ça vingt pages, d’utilité problématique, mais qui signalent chez ma femme une minutieuse humilité (je ne savais rien, je saurai tout) et dans ce plaisir d’aimant à retenir toute aiguille, la découverte d’une vocation.
L’ordre lui est venu également : heureusement complémentaire.
Qui conserve ne range pas forcément : on sait ce que cela donne chez les vieilles dames dépassées par les entassements. Chez de plus jeunes, même dépourvues, le désordre peut être organisé : la flemme y trouve son compte, avec un certain goût de l’aventure. La recherche d’un objet lui prête une importance, une liberté, une vie propre. L’ordre l’immobilise, le rend à l’inanimé. L’agaçant plaisir de trouver ce qui se dérobe est si vif que la plus méthodique des femmes a toujours un brouillon chéri, un sans place, un pèlerin de poche ou de sac, que sa mémoire renonce à discipliner.
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