— Tu me fais mal.
Elle ne le répétera pas. On se trompe sur le feu que gardent les vestales : ce peut être le leur. Presque aussitôt la grâce s’empare de Maria ; elle commence à tanguer d’une tempe à l’autre, à user du privilège — plutôt rare — des filles immédiatement douées pour le plaisir ; et de pauses en reprises l’atteignant davantage, elle chante sa partie dans le choral à deux souffles au point de s’en ébahir :
— Eh bien ! dit-elle enfin.
Si toute femme la vit, à son heure, la maja desnuda est rarement parfaite et, reprenant haleine, Manuel parcourt encore des yeux ce corps embroussaillé de roux, aux attaches un peu fortes, à la peau piquetée de son, mais tendue sur une jeunesse sans plis, sans bourrelets, sans souvenirs. Son regard remonte vers un visage où luisent des prunelles vertes et des lèvres humides, entrouvertes sur de petites dents très blanches et très serrées. Un soleil de cheveux s’étale, se disperse, rayonne sur l’oreiller, semble éclairer la pièce. C’est une autre chaleur qui maintenant, tous deux, les envahit : celle de la tendresse.
Comme chaque matin, Olivier s’était levé tôt pour aller tremper du fil aux premières lueurs de l’aube. Il en revenait, bredouille, mais affamé. Rien ne bougeait encore dans le chalet. Débarrassé de sa canne à lancer, de son épuisette qui n’avait pas eu l’occasion de toucher l’eau, il s’était accoudé à la balustrade de la galerie, faite de troncs simplement écorcés.
— Selma ! fit-il à mi-voix.
La porte-fenêtre donnant sur la terrasse était à moitié ouverte, mais seul s’y agitait un bout de rideau à franges. Dommage ! La nature a parfois de l’humour. Olivier regrettait de ne pas avoir emporté d’appareil. Jadis un Christ en pleurs, vaguement dessiné par les nuées d’un orage dans le ciel de Corée, fit la fortune d’un photographe dont les journaux américains se disputèrent le cliché. Aujourd’hui, en face de lui, se levait un gros disque rouge, occulté plein centre par un petit nuage en forme de barre, parfaitement blanc. Le tout reposant sur la pointe d’un cyprès, figurait un superbe panneau de sens interdit ! Le soleil et la Junte étaient d’accord pour barrer la direction de l’est.
— Selma ! fit Olivier un peu plus haut.
La tête renversée, regrettant à peine de ne pas avoir de nouvelles depuis trois jours, refusant de s’avouer que le patron devait rencontrer des difficultés, Olivier regardait la cuvette bleue remplie d’autres petits nuages, grumeleux, bordés de roux, pointillés de grisâtre, très patates épluchées par le vent. C’est tout ce qui restait des nimbus de la veille, responsables d’une pluie nocturne repérable à ses traces : luisance des feuilles, teinte plus sombre des cailloux, teinte plus claire des cercles de terre sèche qu’avaient protégés les arbres où d’inlassables pigeons roulaient des r. Le lac lui-même était recouvert de brume basse : molleton mince transpercé de pointes de roseaux et d’où partaient de biais des envols de canards à bec rose. Il faisait encore frais. La matinale acidité de l’air s’éparpillait en cris d’oiseaux, en fruits verts accrochés aux pommiers.
— Selma !
Cette fois lui répondit l’heureux petit grognement de la fille qui s’étire. Presque aussitôt parut un déshabillé mauve d’où sortaient deux frissonnants bras nus.
— Vic dort, dit Selma, s’accoudant à son tour. C’est aussi bien. Il ne trouve plus d’enfants avec qui jouer.
— Ils ont peur, dit Olivier.
Le paysage même l’affirmait. Si du côté du lac au décor quasi canadien de chalets de sapin brut dispersés dans les arbres, il conservait son charme d’isolat pour fortuné touriste, du côté de la campagne, il s’était engourdi. M. Mercier prêtant volontiers sa « baraque », les Legarneau connaissaient bien le village contigu, tapi dans ses fumées et surpeuplé de gosses demi-nus, bavards, vite apprivoisés, voire envahissants. Lors de leur premier séjour, deux ans plus tôt, c’était la fête. Le grand domaine voisin venait d’être morcelé et les paysans du coin malgré leurs chicanes, malgré les tracasseries du latifundiaire évincé, donnaient l’impression d’être enfin plantés sur leur terre comme des bougies sur un gâteau.
Plus rien de tel. Un puissant tracteur déchaumait, sans se soucier des lots individuels, effacés par un second engin attelé à une charrue multisoc, tirant des sillons d’un kilomètre. Le régisseur trottinait à travers champs sur un cheval pommelé, suivi par deux contremaîtres à pied, le fusil de chasse en bandoulière. Une fille sans âge, aux seins éboulés, se penchait sur sa houe en l’observant de biais. Un peu plus loin une douzaine de sarcleurs, se figeant à son approche, encensaient mollement de la tête.
— Qu’est devenu Agapito ? murmura Selma. Tu as vu ? Sa maison a brûlé.
Parmi les trente cubes de pisé du village, il y en avait au moins trois d’effondrés, dressant vers le ciel quelques moignons noircis. Ce qu’étaient devenus leurs occupants — et notamment Agapito, l’animateur local de la coopérative —, mieux valait sans doute ne pas le demander.
— À propos, reprit Selma, Éric a téléphoné cinq minutes après ton départ pour la pêche. J’ai vaguement compris, avant de me rendormir, que nous pouvions rentrer, mais que le patron te demandait de passer le voir avant de remettre les pieds à la maison.
— Alors, bouclons nos valises, dit Olivier. Mieux vaut ne pas traîner : nos amis doivent claquer du bec. Bien entendu tu téléphones à Maria pour l’avertir du retour des patrons. Il ne faut pas qu’en arrivant nous tombions sur le sénateur…
Il ravala sa langue. Min sockerdocka ! s’écriait Selma. Estimant que ce tendre vocable ne le concernait pas, Olivier se retourna pour sourire à un Vic parfaitement nu, si pâle de poil, si bronzé de peau qu’il semblait vivre un négatif :
— Qui c’est, le sénateur ? demandait l’enfant, le visage troué par la bouche comme son petit ventre par le nombril.
Dans le jardin, sur un rosier remontant il y avait trois roses tardives, fragiles comme sa joie.
Habituant du même coup le voisinage à la présence d’une nouvelle bonne dans la maison des Legarneau, Maria étendait du linge. Elle venait de poser huit pinces le long d’un drap sous le poids duquel s’incurvait le cordeau quand, arrivant au pas cadencé, la section de relève, anormalement gonflée, s’arrêta pile à la hauteur de la grille. Un instant médusée, sciée en deux par une crampe d’estomac et laissant le vent gonfler cette lourde voile qui s’égouttait sur ses chaussons, Maria prit sur elle. Rompant avec la raideur quotidienne qui faisait de cette relève une parade destinée à l’édification des riverains, le galonné de service venait de lui adresser un superbe clin d’œil. Elle répondit d’un petit geste de la main. Bonne affaire ! Pour ne pas être en reste le sergent salua, et la propriétaire de la villa contiguë, une matrone enfarinée, qui justement louchait par-dessus la clôture, en parut ébaubie.
Talonnant ferme, la section marquait le pas. La sentinelle la plus proche pivotait, repartait en angle droit, lançait huit fois la jambe en l’air en traversant la chaussée, pivotait de nouveau, prenait la file sans être remplacée.
— Adelante, de frente ! cria le sergent.
Maria s’avança davantage et osa même ouvrir le portillon sans toutefois s’aventurer sur le trottoir. À gauche il n’y avait plus aucun factionnaire au pied du mur d’enceinte et à droite les autres rejoignaient un par un la section qui, de relais en relais, disparut au bout de la rue, massive, dans un balancement de hanches et de fusils. À l’évidence, on supprimait le cordon, on rouvrait le parc. Maria rentra sans hâte, pour enfiler plus vivement le couloir. L’escalier était déjà déplié : Manuel avait eu la même idée qu’elle. Il était monté quatre à quatre jusqu’à son observatoire ; il en redescendait, secouant la tête :
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