Un mouvement, oui : c’est bien à quoi ils ont tous deux, d’abord, essayé de résister. La loyauté de Maria peut friser l’insolence. Plus disponible, en principe, elle a toujours été rare. Elle ne relançait pas. Elle se laissait rejoindre, heureuse, rieuse, mais sans pitié :
— Enfin, Manuel, vous êtes socialiste et athée. Moi, je suis croyante et pas du bout des lèvres, sachez-le : un vrai poisson dans l’eau bénite.
*
Manuel revient vers son matelas, s’y recouche. Aimer un être en estimant que ce qui le fait vivre est une infirmité, il ne l’aurait pas cru possible. Surtout à ce moment-là ! Dans l’assaut — encore légal — que subissaient les siens, l’église, l’église de Maria, longtemps réticente, venait de prendre parti : contre eux. Auprès de Maria, par moments, il se faisait l’effet d’un transfuge ; puis se prenait à espérer que le transfuge, ce serait elle ; qu’un jour, avec sa robe, elle dépouillerait ses convictions. Qui m’aime me suive ! Toute vérité le proclame et c’est la plus récente qui devrait l’emporter.
Manuel se retourne sur le flanc gauche, parce que sur le flanc droit, au bout de cinq minutes, renaît ce point de côté — sans doute un point de colite — qu’il néglige depuis des semaines. Pourquoi n’a-t-il pas rompu ? L’explication n’est pas claire ; et le plus stupéfiant sans doute est que ce soit au bidonville de San Juan, là même où sur son propre terrain elle lui faisait offense, que Maria ait gagné la partie. Elle avait encore ce jour-là sa robe grise à parements grenat. Après une réunion en plein air, Manuel s’en allait, escorté d’enfants guenilleux, pataugeant dans la boue parsemée de détritus ; et soudain elle est sortie d’une cahute, assemblage vingt fois recloué de tôle, de contre-plaqué, de carton, le tout honoré d’une fenêtre réduite à un carré de plastique et d’une porte faite d’un panneau publicitaire célébrant, à l’envers, les mérites de Matsushita Electric Industrial.
— Maria ! ont crié les enfants, l’entourant aussitôt d’une double couronne de loques et de sourires.
— Maria ! Qu’est-ce que vous faites ici ? a dit Manuel, d’une voix sourde, partagé entre l’estime et la colère.
Ce qu’elle faisait dans cette cabane dont elle sortait, un tablier replié sur le bras et l’insigne des Marthes épinglé près de l’épaule, ce qu’elle faisait dans ce bidonville dont tous les gosses paraissaient la connaître, c’était facile à deviner ; et ceci expliquait du même coup pourquoi, sans raison, sans même prétendre les réserver à sa famille, Maria lui refusait depuis deux mois certaines soirées de semaine et des dimanches entiers qu’il s’ingéniait pourtant de son côté à libérer pour elle. Qu’elle parût contrariée ne changeait rien à la chose. Secrète, elle secourait son prochain sous la bannière d’une œuvre dont la spécialité n’était point, hélas ! de lui enseigner ses droits. Mais Maria n’était pas du genre à rester court :
— Excusez-moi, a-t-elle dit, si je ne suis pas allée vous entendre. Nous prospectons la même clientèle, mais moi je fais du porte à porte. J’ai là six enfants, dont la mère accouche d’un septième… Vous rentrez, je suppose ?
Elle lui a pris le bras et c’est seulement plus loin, quand ils ont été seuls, qu’il a osé contre-attaquer :
— Si je comprends bien, vous faites ici, bénévolement, ce que vous avez refusé de faire chez vos parents.
— N’est bénévole que ce qui est volontaire, a dit Maria.
Et pesant sur son coude pour ralentir sa marche, un peu trop saccadée :
— Je vous en prie, ne me faites pas de discours. Vous allez me dire qu’on n’assure pas la justice en pratiquant, au coup par coup, la charité. Je fais de l’aide sociale. Et alors ? C’est un vice ?
— Non, a dit Manuel, un petit nombre de chrétiens se sont aperçus que travailler pour leur ciel, c’était bien égoïste et qu’il fallait peut-être sur cette terre non pas seulement secourir son prochain, mais refuser l’enfer des autres. Malheureusement vous ne savez pas que les démons sont des hommes d’une certaine espèce…
— Bref, a repris Maria, c’est la motivation qui vous hérisse, parce que ce n’est pas la vôtre… En ce moment, vous vous sentez séparé de moi et vous le supportez mal.
— C’est vrai, a reconnu Manuel. Si vous étiez ma femme, je le supporterais mieux.
*
Il croyait s’être recouché ; il est debout près de la trappe, hésitant à appuyer sur le bouton. Le ronronnement du moteur ne fait guère plus de bruit que celui d’un frigo, mais il ne faut pas que Maria se réveille trop tôt. La claustration, la déchéance, l’incertitude, le danger qui peut maintenant le séparer d’elle bien plus radicalement qu’une foi différente, cela aussi il le supporterait mieux si…
N’a-t-elle pas accepté d’avance ? Pour nous, ce sera quand vous voudrez, Manuel… Il est vrai que la phrase était écrite en travers du carton d’invitation au mariage de sa sœur. Mais si un padre est nécessaire, autant envoyer tout de suite un nouveau carton à la Junte ! Où la mort rôde, l’amour peut-il attendre ? Que Maria en décide ! Il n’y a qu’à presser sur ce bouton. L’escalier n’a que douze marches et dans le couloir, à gauche, il suffit de huit pas. Il poussera la porte. Il dira…
Déclic. Le moteur ronronne. Pourtant Manuel peut le jurer : il n’a pas avancé la main. Il l’a laissée dans la poche de son pyjama : un pyjama d’Olivier, trop grand pour lui, retourné aux poignets comme aux chevilles.
Le moteur ronronne, la trappe s’abaisse et par l’ouverture qui s’agrandit pénètre une lumière discrète, bleutée, qui n’est pas celle du plafonnier, mais celle de l’applique située au fond du couloir, là où il fait un coude vers la salle de bains. Il faut vingt secondes pour que l’escalier se déploie. D’abord apparaît un tableau cubiste : deux cloisons fuyant vers une troisième en étirant des triangles d’ombre. Puis le tableau devient surréaliste : une tête pénètre dans le cadre, suivie par deux épaules et une interminable chemise de nuit brodée d’un S à hauteur de sein et descendant tout droit jusqu’à cette rangée de dix orteils ongulés d’onyx pâle, au ras desquels vient se mettre en place la dernière marche. D’ordinaire quand l’escalier touche, il y a dans la mécanique, jusqu’alors silencieuse, une pièce de métal qui se met à frémir. Ponctuelle, la pièce de métal frémit.
— Vous descendiez ? dit Maria.
— Vous montiez ? dit Manuel.
*
Toute la nuit l’escalier va rester béant ; et ce ne sera pas une précaution en cas d’alerte, mais un oubli.
Manuel a rejoint Maria, il l’a prise dans ses bras ; il l’emporte vers la chambre d’ami. S’il flageole un peu, ce n’est pas qu’elle soit lourde, c’est qu’il a le trac, qu’il se souvient de la « Marthe » aux édifiants travaux. La naïveté n’est pas toujours là où on l’attendrait : en fait de simplicité Maria peut lui en remontrer. Elle n’a jamais été la fille des consentements partiels, des jeux de main, du dépeçage de linge au bout de quoi les ingénues éventuellement succombent. Mais le refus de l’occasion exalte la décision. Au pied du lit elle se redresse, elle remue de rondes épaules sous les brides minces retenant la grande cloche de linon qui l’entoure. Elle murmure :
— Frère Laurent n’est pas au rendez-vous… Tant pis ! nous nous passerons de lui. Ce que je vous offre, je ne peux pas plus longtemps me le refuser.
Si le ton n’est pas solennel, la comparaison véronaise — qu’elle utilise pour la seconde fois — et l’alliance de sa sœur toujours fichée à son doigt suggèrent que pour elle il s’agit tout de même bien d’une nuit sacramentelle. Mais aussitôt, d’un geste vif la passant par-dessus sa tête, elle dépouille cette longue chemise qui tombe, précédant le pyjama de Manuel dont elle dénoue elle-même le cordon. Une fille nue, encore debout, considère un garçon nu, encore debout. Ils s’étonnent, souriants : lui de la trouver si chair et si statue, elle de découvrir cet animal velu tout ficelé de muscles. L’innocence les gagne, ils sont à peine gênés : lui d’être déjà vigoureusement armé, elle d’abandonner le rempart et de crier en somme au soldat : Ville ouverte ! Ils sont tout de même à court de mots, à court de gestes et c’est encore Maria qui s’allonge la première. Les voici côte à côte. Les voilà face à face. Adam et Ève, une fois de plus, font ce qu’il faut. Un tu tout neuf fleurit dans la bouche de Maria :
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