Emma, elle aussi, contemple cette statistique avec satisfaction :
— C’est clair, non ? fait-elle. Les chiffres parlent.
— L’androphobie ne vaut pas plus cher que la misogynie, dit une voisine, strictement boutonnée dans son uniforme d’hôtesse de l’air. Moi, voyez-vous, je fais partie des 27 %. Mais c’est bien par hasard. Pas vu, pas pris. Si la preuve fait le coupable, elle n’absout pas qui s’en sert.
Combien sont-elles ? Emma précise qu’il n’y a pas là le quart des inscrites. Deux, cinq, dix autres sœurs se nomment, les unes volubiles, les autres laconiques, presque toutes citant le nombre de leurs enfants, certaines le chiffre de leur pension. La dernière sera la doyenne : vieillarde au chignon jaunâtre lardé d’épingles mal enfoncées. Si l’alliance de ses compagnes a souvent disparu, la sienne est enfilée dans un sautoir pour y servir d’éloquent pendentif. Elle s’appelle Catherine, elle s’est mariée à seize ans, elle a fêté ses noces d’or à soixante-six et la voilà qui se retrouve, à soixante-huit, nantie d’un étrange record : celui du plus tardif divorce. Cependant Agnès, la présidente, tape dans ses mains, obtient un silence relatif. Amélie, qui fait office de secrétaire, annonce qu’il n’y aura ni projection ni discussion, qu’il sera seulement fait un certain nombre d’observations, dont chacune pourra tirer profit. Ces dames se sont assises un peu partout. La présidente frappe de nouveau dans ses mains pour faire cesser les derniers bourdonnements :
— Je veux d’abord, dit-elle, empêcher Alberte de faire une bêtise, en allant habiter chez son ami. C’est idiot, je le sais, son procès dure depuis trois ans. Mais c’est comme ça : la loi lui accorde un domicile séparé, elle lui refuse le droit à une vie personnelle jusqu’à ce que le jugement soit définitif. Son mari peut bien avoir vingt maîtresses, il lui suffira de prouver qu’elle n’habite plus seule pour que les torts soient réciproques… Je voudrais dire ensuite à Lucienne, dont l’ancien mari vient de mourir, qu’en principe elle a droit à partager avec la veuve la pension de réversion, au prorata des années de mariage, sans pouvoir toutefois en réclamer plus de la moitié. M e Grainde examine son cas…
— M e Grainde est notre vice-présidente, murmure Emma dans l’oreille d’Aline.
Aline hoche la tête, indifférente, voire ennuyée. Elle imaginait une ligue passionnée, romantique, un syndicat d’Érinyes. Mais soudain elle dresse l’oreille, incrédule. Agnès s’en prend à une certaine Marguerite qui se serait vantée de faire conjuguer le verbe être à son fils sur le mode badin : Papa est, était, a été, sera un salaud. Quelques sourires indignent la présidente : Combien de fois faudra-t-il répéter qu’une sœur de ce genre nous cause — et se cause — le plus grand tort ? On ne gagne rien à ce jeu-là. L’enfant préfère toujours celui qui ne lui demande pas de détester l’autre. Et puis quoi ! Même en ne parlant que de gros sous, je ne vois pas l’intérêt de lasser chez un payeur le sentiment paternel…
Silence. Aline n’est pas la seule, sans doute, à se sentir visée. Et divisée. Est-elle venue trop tard ? Est-elle venue trop tôt ? C’est une consolation que de savoir son sort très répandu, de constater qu’il y a pire ; mais une consolation que balance le rejet dans la banalité, le sentiment d’être moins à plaindre. Agnès enchaîne, rappelle que le but de l’association n’est pas seulement de se faire prendre en charge, de s’instruire de ses droits, mais d’aider qui vous aide et que, franchement, si la cliente abonde, l’auxiliaire manque un peu… Secourues secourables ! Aline ne se sent pas mûre pour ce genre de scoutisme. Agnès ne parle plus, elle va de groupe en groupe, elle s’approche :
— Vous, dit-elle, vous êtes encore à vif…
Tailleur sombre, permanente discrètement parfumée, ongles soignés : l’élégance froide d’Agnès ne peut pas faire oublier ses yeux, son regard en forme de sonde :
— Je sais, reprend-elle doucement. Le divorce, parfois, c’est de la chirurgie. Un juge tranche et s’en tient là. On imagine mal un médecin qui lâcherait son patient dans la nature sans s’occuper ensuite du pansement. C’est pourtant notre sort. Au besoin ne craignez pas de faire appel à nous…
— Ça me paraît plus plausible que le contraire, dit Aline.
Elle recule de trois pas, près d’une étagère chargée de livres plus communément rencontrés sur les rayons d’un juriste et qui repose sur un fichier métallique, plein de dossiers multicolores. Elle fait encore trois pas, cette fois de côté, en écrevisse et se retrouve près de la porte.
— On peut s’en aller ? souffle-t-elle.
— On entre, on sort, on revient quand on veut, dit Emma. Ne pas faire de remarque à ce sujet, c’est même une de nos consignes.
Agnès, en effet, ne s’étonne point, se contente de lever la main dans l’air bleuté par les cigarettes. Aline atteint le palier, appuie sur le bouton d’appel de l’ascenseur et pouffe :
— Quoi ? fait Emma vexée.
— Vous voyez Louis dans un truc de ce genre ? dit Aline.
— Il pourrait, dit Emma, sans rire.
La cage métallique est en train de frémir. Emma répète :
— Il pourrait. Les hommes ont longtemps eu la loi pour eux. Ils ont encore le fric et les places. Mais ils se sentent assez menacés pour avoir créé un comité de défense des divorcés : la DIDHEM.
Une arrivante sort de l’ascenseur, y va de son grain de sel au passage :
— Oui, dit-elle, il m’arrive de plaider contre un de leurs conseils ; ou même de faire l’économie d’un procès en transigeant avec eux.
Elle passe, sans insister.
— C’est M e Grainde, chuchote Emma.
Le front barré d’un pli creux, Odile souriait, Odile s’étonnait de ses propres mérites. Elle venait de faire les lits, de ranger les chambres, de passer l’aspirateur dans l’escalier, dans la salle commune, de nettoyer les lavabos, la baignoire, scrupuleusement, méticuleusement, comme elle faisait dans son petit studio de Vincennes. Seul changement : les surfaces confiées à ses soins avaient au moins quadruplé. Personne pour l’aider : la saison battait son plein à La Baule et ses parents, vivant du lecteur vacancier, n’avaient pu abandonner leur librairie qu’une semaine, pour célébrer la rentrée en grâce et faciliter les premiers contacts. Louis était dans la cour, devant son chevalet, et les enfants, expédiés en courses, s’attardaient sans doute au golf miniature : avec Raymond et Armelle chargés de les encadrer, de les occuper, de les amadouer et qui en profitaient pour se la couler douce.
Et pourtant Odile souriait. Elle l’avait voulu. Elle serait à la hauteur. Elle passerait victorieusement l’examen. Quand vous remplacez une autre femme, jeunesse et fraîcheur sont pour les enfants des arguments aussi troubles, aussi détestables que vos capacités nocturnes (ils ont déjà horreur de songer à celles de leurs mères, dont pourtant ils sont nés). Ce qui compte, ce sont les capacités diurnes : cinq pour cent d’intellectuelles (ne pas avoir l’air idiote), dix pour cent de pédagogiques (savoir résoudre un problème), trente pour cent de ménagères (le point de jersey jacquart, le mille-feuille, le beurre blanc, le coup de fer sur broderie, le bouquet composé, les tours de main, les trucs), et cinquante-cinq pour cent d’ancillaires (à nous lavettes, brosse, faubert, torchon, tête-de-loup), qui seront toutes soumises à d’âpres comparaisons. Sort singulier ! Étranges résultats de la dilection ! On vous a tant aimée qu’on vous a épousée. Et de ce jour vous voilà servante. Vous étiez la chérie, la mignonne, la choyée, sans charges, sans responsabilités ; vous n’aviez à vous occuper que d’un homme, tendre et attentif, mais logé, nourri, blanchi, ravaudé, repassé ailleurs et dont les exigences ne concernaient guère vos activités en station verticale ; vous pouviez durant ses absences vous reposer de lui, l’attendre, le faire attendre jusqu’à la belle envie, vous renouveler en le renouvelant ; vous étiez libre ; vous alliez partout et dans toute sortie, pour tout plaisir vous passiez la première… Et hop ! Terminé, ma chère. De celle qui part devenez celle qui reste. Épluchez, cirez, cousez, balayez maintenant. Et hop ! Avec quatre enfants tout faits, tout grands, sautez du même coup de la génération des filles à celle des mères. Efforcez-vous d’être telle sans pouvoir disposer de leurs atouts : le saint ventre dont les eaux — les vraies eaux bénites — baptisent à jamais le plus méchant bâtard ; et cet autre cordon que sont les habitudes, les parentés, les souvenirs, la cuisine maison, le patois maison, le consentement aux claques sur joues d’abord bien ponctuées de baisers. Bref, rajeunissez pour le père, vieillissez pour les enfants. Bonne et belle-mère, savourez l’inversion, la perversion de l’excellence en ces adjectifs. Dans ses attendus — qui ne vous attendaient pas — le jugement de divorce concernant votre époux en a ainsi décidé : pour deux dimanches par mois, pour la moitié de toutes vos vacances…
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