— Il va falloir que je me remette avec Rose ?
La voix de mésange s’altérait. Aline prit la tangente :
— Comment faire autrement ? Tu pourras en remercier ton père… À propos, je pense qu’il s’est casé tout près pour mieux nous harceler. Mais il a oublié une chose : par l’autobus te voilà à dix minutes de chez maman. Tu n’es pas enfermée à clef, je suppose. Tu résides légalement chez ton père. Mais du moment que tu y couches, rien ne t’empêche, rien n’empêche Léon — ni même les autres, s’ils veulent venir — de passer l’après-midi chez moi.
Le coup de sifflet des jeunes de l’époque — saluant belle fille, belle chanson, bonne idée — retentit dans l’écouteur.
— Ne vous en cachez pas, surtout ! ajouta rapidement Aline. Vous direz en rentrant : nous sommes allés voir maman. Quoi de plus naturel ? Quand il se sera aperçu que, dans l’autre sens, c’est seulement la loi qui vous amène, il sera peut-être moins arrogant, ton père.
Grancat revenait, maussade, de la Quatorzième. Pour une fois qu’il plaidait au pénal il était servi : son client venait d’écoper le maximum. Grancat s’en était douté en voyant le président Dutoitre s’installer sur le siège à la place du bon vieux Gamoux, malade, et pencher la tête d’un air intéressé. Habitué aux robins pour casseurs, Dutoitre ne ratait jamais les civilistes précédés d’une réputation de gros gagneurs. Échec bien payé, échec moins cuisant, disait le patron à ses stagiaires. Voire ! Le prestige, aussi, est alimentaire.
Ruminant, bousculé par des collègues pressés de tomber la robe pour foncer vers leurs salles d’attente, Grancat entrait au vestiaire quand il se trouva nez à nez avec Lheureux, qui en sortait.
— Tiens, fit-il, ça m’arrange. J’allais te téléphoner au sujet des Davermelle.
— Dégagez la porte ! maugréa un ténor à rosette posée sur canapé.
— J’allais en faire autant, dit Lheureux. Ma cliente se plaint de ce que ton cousin profite des visites pour monter ses enfants contre elle.
Grancat relevait sa robe, la passait par-dessus sa tête, l’accrochait :
— Soyons sérieux, dit-il en se repeignant. Louis n’est pas innocent, mais Aline a un sacré toupet. La pension est payée rubis sur l’ongle, alors qu’Agathe est en état quasi permanent de non-représentation et que Léon manque une fois sur deux.
— Allons ! dit Lheureux. Il s’agit de jeunes gens, difficiles à contraindre. Je te signale d’ailleurs que les cadets, inversement, font des incursions à Nogent certains jours où ils n’ont aucun droit d’y être.
Tractant le confrère, Grancat repassait la porte, remontait vivement la galerie :
— Trois lettres recommandées à la mère, une dizaine de déclarations d’absence au commissariat ! dit-il. Il va bien falloir passer aux sommations et, si nécessaire, à la plainte. Je comprends qu’Aline enrage d’avoir dû quitter sa maison, de savoir qu’à peine libéré d’elle Louis semble réussir. Ce n’est pas une raison pour organiser ce massacre à l’épingle…
— Réciproque ! fit Lheureux.
Grancat claqua de la langue, agacé : loin du client, on n’ergote plus.
— Injures, calomnies, malédictions proférées à l’égard du père, reprit Grancat, c’est le menu quotidien des enfants. Manque-t-il un papier ? Aline le refuse. Arrive-t-il du courrier pour Louis ? Elle le brûle. Un client ? Elle déclare ignorer sa nouvelle adresse. Et je ne parle pas du petit héritage laissé par la tante Irma qui vient de mourir subitement : Aline s’est jetée dessus…
— Les revenus des mineurs appartiennent au parent gardien, même s’ils proviennent de l’autre famille, dit Lheureux.
Soudain, comme il repoussait une des portes de verre donnant sur le grand escalier, il se relâcha :
— C’est vrai, admit-il, que la dame est chiante ! Elles se sont donné le mot en ce moment, mes clientes. J’en ai une autre qui a dressé son môme à démolir le mobilier du père : elle lui donne vingt francs par fauteuil cassé. Au fond pour beaucoup de femmes c’est une sorte de réflexe : à retrait d’amour, retrait de paternité. La moitié des enfants confiés à la mère sont élevés contre le père…
L’escalier dévalé, il s’était arrêté sous le grand candélabre et relaçait son soulier, tandis que dans un grand claquement de semelles la foule évacuait le Palais.
— En finale, qu’est-ce qu’on fait ? dit Grancat.
— Bon ! Fais-lui peur, dit Lheureux.
Dans le brouhaha poudreux de la récréation, la copie passe de main en main.
M me Vianson, qui n’a pas osé la noter, ni même y tracer un point d’interrogation à l’encre rouge, l’a remise avec une sorte de timide fierté à M me le censeur. Bigre ! a murmuré cette personne replète, plus connue au lycée sous le surnom de Boulimiette. Un sandwich intérimaire dans la main droite, la feuille dans la main gauche, elle a longuement considéré l’unique mot de cette rédaction : comme si elle essayait de déchiffrer un texte secret tracé dans le blanc à l’encre sympathique. Voici maintenant que le filiforme M. Dauton, encore allongé par d’étroits pantalons, s’en empare. Il lit à haute voix :
— Guy Davermelle, Sixième B, Rédaction : Quand vous rentrez chez vous, dites ce que vous préférez y retrouver…
Il s’arrête, il hausse un sourcil, il demande :
— Rien ! C’est lui qui a écrit : Rien ?
Devant quatre têtes branlant gravement des oui, il se résigne et commente :
— Un peu court, mais terrible.
— Et courageux, dit M me Vianson. Tous les autres ont plongé dans la guimauve, et tant mieux pour eux si c’est vrai ! Tous, même le petit Garnier qui pourtant m’arrive souvent cabossé.
M me Ravers, la directrice, qui tient à ne jamais intervenir la première, prend le relais et considère le singulier devoir à travers la région basse de ses limettes à double foyer :
— Je ne voudrais pas être la mère ! dit-elle, avant de passer la pièce à l’assistante sociale, M lle Ravigue, après tout la plus qualifiée.
Ces messieurs et dames, faisant cercle autour d’elle, ont encore agrégé deux ou trois des leurs, dont le prof de math, vite écrasé de regards noirs pour avoir grogné : Et alors ? Vous n’allez pas prendre ça au sérieux, non ? Ces enfants de divorcés, c’est recta, ils en profitent toujours pour ne rien foutre. Il se retire du conciliabule, il s’en va en se battant les flancs. La directrice essuie ses lunettes :
— Surtout ne montrez pas ce devoir à M me Rebusteau, reprend-elle. Je me disais depuis des mois : ce petit a changé du tout au tout, il ne fiche plus rien, il est insupportable, qu’est-ce qu’il a ? Nous voilà fixés. Il faudra sûrement l’envoyer au centre psychopédagogique.
— Avec sa mère ? demande M me Vianson.
— Forcément, dit M lle Coubais. Je la connais. C’est elle qui a le plus besoin de consulter. D’autant qu’elle a trois autres enfants dont une seule, Rose, travaille normalement.
Le groupe se desserre. La directrice s’en va, remorquant M me le censeur, à travers des tourbillons de garçons qui se rangent à peine sur son passage et de filles tirant de longs regards en secouant de longs cheveux. M. Dauton et ses collègues, restés sur place pour une surveillance limitée aux minces effets de leur présence, s’embarquent avec circonspection sur un flot de considérations sociologiques. M me Vianson, dont le sein gonfle, les écoute avec distraction et finit par repérer, loin des amas de jupettes et de culottes, un maigrichon solitaire qui, sur le bord d’une fenêtre, décortique rageusement les géraniums de la concierge :
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