— Guy, piaule-t-elle. Tu veux que j’aille t’aider ?
Louise et Fernand Davermelle n’en revenaient pas. Ils avaient accepté de rencontrer leur bru : trois fois en tout, sous couleur de se faire amener leurs petits-enfants. Ils avaient dû l’inviter au dîner d’obsèques, lors du deuil de la tante Irma, plus vite gagnée qu’eux et qui disait peu avant sa mort : Dégelez-vous donc un peu : elle n’est pas si mal. Mais ils n’étaient venus qu’un après-midi, huit mois plus tôt, jeter un coup d’œil sur la maison de Nogent : une cambuse pourrie dans un jardin de ronces, selon M. Davermelle, ulcéré de voir partir en fumée l’avance faite à son fils — et jamais remboursée — lors de l’achat de la maison de Fontenay.
Et voilà qu’au terme de dix mois d’épreuve, par eux jugés indispensables, ils retrouvaient sur un tapis vert un peu étroit, ourlé d’arbustes forcément jeunets, une maison restée ce qu’elle était, assez chandelle, mais blanchie de frais ; et à la place des petites pièces fumeuses, aux papiers décollés, aux plafonds éclatés, un ensemble coquet, démonstration d’économie alliée à un joli don de la bricole. Habitués à leur fouillis méticuleux, M. et M me Davermelle découvraient un autre genre d’ordre, presque vide et là-dedans un autre genre de bru, vive, à l’aise dans son rôle comme dans sa robe et disant tranquillement :
— Nous attendons aussi mes parents, qui sont de passage à Paris. Louis est allé les chercher. Je surveille mon rôti. Je vous laisse visiter.
— Ma parole ! Ce sont eux qui passent l’éponge, bougonna Fernand Davermelle quand Odile eut disparu dans sa cuisine.
— Allez, monte ! fit M me Davermelle, bonasse.
De la grande salle obtenue en abattant les cloisons du rez-de-chaussée, un escalier en colimaçon les conduisit aux deux chambres du premier, aussi nettes, aussi démeublées, puis aux combles également bipartis : le sud constituant l’atelier de Louis, éclairé par des tuiles de verre, le nord cloisonné en quatre cabines, pour les enfants.
— Astucieux ! dit M me Davermelle, considérant la couchette, la table escamotable se rabattant sur le lavabo dans le coin laissé libre par la penderie à glissière.
— Trop de frais dans une location ! fit M. Davermelle.
Lui s’attarda dans l’atelier, considérant un portrait d’inconnu, encore frais, sentant l’huile. Il recula pour le mieux juger avec une moue transformée en sérieux sourire. Il se baissa pour remuer d’autres toiles posées sur la tranche :
— Celles-ci viennent de l’exposition, dit-il.
Que cette exposition l’eût impressionné et sans doute décidé à revenir, il n’en souffla mot. Sa tête à collier de barbe redescendit, portée plus haut par un cou pivotant de droite à gauche dans le col dur. Arrivé au palier il saisit le poignet de sa femme :
— Ça m’embête de lui donner raison, dit-il. Mais il faut reconnaître qu’avec Aline il n’arrivait à rien et qu’avec celle-ci…
M me Davermelle entrouvrit la porte de la salle d’eau. Sa mise en plis mauve oscilla, satisfaite :
— Elle le tient comme elle tient sa maison, répondit-elle.
*
Quand revenus dans la salle ils eurent posé — non sans mines — leur benoît derrière sur des fauteuils-sacs, pour eux insolites, Odile, qui avait laissé le passe-plat légèrement entrebâillé, jugea que les choses allaient bien. Les beaux-parents, les parents, elle les avait, à l’occasion de la Pentecôte, résolument piégés. Les réticences des uns et des autres avaient assez duré. Elle les mettait d’autorité en présence : à l’Esprit-Saint de faire le reste ! Du pharmacien ou du libraire, du barbu en pointe comme du barbu en collier, qui des deux pourrait nier qu’en moins d’un an elle eût fait ses preuves ? On cesse d’être l’autre, on demeure forcément la seconde, on se pique au jeu et pour effacer la première, rien ne paraît de trop. Quand pour tant de gens, même indifférents, l’orgue a manqué, quand vous vous en fichez et que pourtant ça vous crispe de laisser ce céleste avantage à la répudiée, il faut faire mieux qu’elle sur la terre ! Apparemment Odile avait fait mieux. Le passe-plat, servant aussi de tube acoustique, lui faisait parvenir l’humour grinçant du beau-père :
— Les mariages, pour certains, seraient-ils comme les sauces ? Avec les mêmes ingrédients l’une tourne et l’autre réussit. C’est encore un peu tôt pour en décider, mais quand je compare…
— Moi, répondait la belle-mère, voilà longtemps que je ne juge plus une fille sur ce qu’elle a fait, couchée, mais sur ce qu’elle sait faire, debout.
Si longtemps que ça, vraiment ? Odile ne se faisait pas d’illusions. La rosserie d’Aline, l’indulgence envers un fils unique l’avaient beaucoup aidée. Elle éteignit son four, saisit le plateau d’apéritifs et, la jambe lisse, entra dans la salle :
— Pas trop déçus ? fit-elle.
— Je dois avouer… dit Fernand Davermelle. amateur de phrases inachevées.
Vous en avez fait presque trop ! dit Louise, reprenant le thème à son compte.
— Vous ai-je dit que nous étions ici en location-vente ? reprit Odile, insistant sur les derniers mots. Nous ne tenions pas à ce que ça se sache, à cause d’Aline. Nous n’aurions pas fait tant de réparations pour un propriétaire. Je crois avoir eu raison en insistant pour que Louis remploie sous cette forme ce qui lui est revenu de Fontenay.
Ça montait en face, la considération, comme un thermomètre quand on souffle dessus.
— À son nom, bien entendu, acheva Odile.
Ils se regardaient tous les deux d’un air entendu, presque effaré, et leurs décentes paupières battaient sur le regret d’avoir, ignorant ces mérites, prolongé une semi-quarantaine. Mais la justice enfin se mettait en marche :
— Je crois qu’il est temps de vous le dire franchement, Odile : au début vous nous avez fait peur…
La franchise n’articule pas toujours aisément. Soyons confuse, pelotonnons-nous dans la modestie, laissons couler cette salive qui fut amère et n’est plus qu’un peu rare :
— Aline est ce qu’elle est, mais enfin, avec quatre enfants… Vous-même, vous êtes bien jolie, mais enfin avec vingt ans de moins…
Voilà, ça partait, ça ronronnait. Comprenez-nous bien, ma chère enfant. Un fils unique casé d’avance dans la pharmacie et qui la refuse, qui choisit ce qu’il y a de plus hasardeux, qui court, qui court, qui contraint et forcé épouse une dactylo sans le sou, qui s’empêtre d’une famille nombreuse, qui se remet à courir, qui s’entiche d’une jeune fille, qui casse tout pour recommencer avec elle… Avouez-le, il y avait de quoi nous inquiéter. Beaucoup. Nous avons décidé de vous regarder faire. Un certain temps…
— Maintenant, coupa M me Davermelle, nous savons à quoi nous en tenir.
Pause. Puis reprise. D’appréhension en étonnement, de satisfaction en gratitude… sans s’obnubiler, mais sans se leurrer sur les difficultés à prévoir pour assumer dans une vie nouvelle les conséquences de l’ancienne : Ce dont jusqu’ici… auprès des enfants particulièrement… vous vous tirez, je le dis comme je le pense… avec beaucoup de doigté… Poils de barbe ou fils de gruyère, ça s’étirait, ça s’embrouillait. On en venait aux faits : dans un langage prudent, mais facile à traduire. L’amour du fils, gardez-le. L’argent du fils aussi, comme vous l’avez su faire. Et continuez, mon enfant, à défendre les bonnes idées que vous avez eues : primo, d’associer le possible au certain, le peintre au décorateur, en lui faisant écouler de la toile aux clients Mobiliart ; secundo, d’intéresser les susdits à leur aimable portrait ; tertio, d’amorcer, dans une spécialité devenue rare, une réputation, une carrière, une petite pompe à finances…
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