De rêve en réveil, toujours ce passage incertain. Est-ce vrai ? Suis-je vraiment seule ? Et toujours au début de la reprise de conscience, dans l’un peu flou, dans l’un peu fou, voilà l’évocation, l’illusion, le petit roman vengeur : Louis aussi doit ouvrir les yeux, il voit l’autre et ne la trouvant plus nouvelle, il songe à une troisième ; il décide que ce sera la prochaine, à condition que ce ne soit pas la dernière… Voyez-vous, mes mies, on se croit choisies, à tout jamais. Choisies ! La poire coupée en deux, pelée, équeutée, épépinée, la poire qui fut choisie dans le compotier parmi les meilleures, que devient-elle ? Choisie ! Participe passé secret du verbe choir. Sens exact : distinguée provisoirement pour être rejetée après usage. J’y suis passée. Vous y passerez. Vous deviendrez ce que je suis : ni fille ni femme. Ni mademoiselle — ça n’a pas servi — ni madame — puisque c’est en service. Une ex. Car on dit ma veuve, on ne dit pas ma divorcée. Une ex, comme ex-ministre, ex-coupon, expropriée, excommuniée. Mais qui sonne ? Le téléphone ? Non, la porte. Ne sonnez pas si fort, je ne suis pas sourde…
— Ce n’est pas vrai !
Il est six heures. Décoiffée, bouffie, Aline est enfin sur ses pieds. Flageolante, la main sur un bâillement, elle va ouvrir. Elle avoue, piteuse :
— Excusez-moi, Emma. Depuis que les Quatre sont partis, je n’arrive plus à fermer l’œil, la nuit. En vous attendant, j’ai voulu lire un peu et je me suis endormie sur la table.
— Et que lisiez-vous de si soporifique ?
Emma s’avance dans la salle et découvre un vieux broché jaune paille : Un divorce de Bourget.
— Je l’ai trouvé parmi les bouquins de mon père, explique Aline.
— Je vois, dit Emma. Vous avez plongé sur le titre. Ça date. Et puis savoir s’il faut ou s’il ne faut pas divorcer, ce n’est plus votre problème. Pas plus d’ailleurs que celui de savoir s’il faut changer ou non la forme du divorce. Pour vous il est trop tard et, de toute façon, on aura beau faire, l’important dans le divorce, ce sera toujours ce qui le suit. Et là, pour en parler rien ne vaut l’expérience. Au club, vous le verrez, les lèvres en savent plus long que les livres. On y va ?
*
Voilà longtemps qu’Aline en parle et longtemps qu’elle hésite. Des compagnonnages de buveurs, de prisonniers, de malades mentaux, de drogués, il y en a un peu partout et son éventuelle entrée parmi les Agars, groupe mixte de mères célibataires et de femmes séparées — affilié d’ailleurs à une plus vaste association —, lui donne l’impression d’avoir à s’inscrire à une confrérie de handicapés. Au surplus un club, c’est un clan : le sien a toujours été sa famille. Si elle a fini par se décider sur l’insistance d’Emma, c’est pour bénéficier de conseils plus rassis. Aline a dans son sac un mot d’Agnès Goubleau, la présidente : Ma chère sœur, on m’a parlé de vous. Nous vous attendons à nos réunions du samedi soir, chez moi, rue des Pyrénées…
— Elle cumule, lui a dit Emma. Agnès a été mariée une première fois : d’où une fille. Elle a été mariée une seconde fois : d’où un garçon. Deux divorces. Les pères, disparus, ne lui versent aucune pension. Mais elle s’est magistralement débrouillée, en créant une agence d’intérim. C’est elle qui est à l’origine du club des Agars… en souvenir d’Agar, la servante d’Abraham, que ce salaud chassa dans le désert avec son fils Ismaël, quand Sarah lui eut donné Isaac.
Ces références ne vont point sans troubler Aline, native de son Anjou, tandis que l’ascenseur l’emporte vers le sixième où Agnès rassemble ses « sœurs » dans son appartement. Mais quand l’ascenseur stoppe, quand Aline a poussé la porte, laissée entrouverte pour l’entrée libre des hésitantes, une salve de rires l’étonne plus encore. Une petite dame, point laide, mais bigle, se tient debout, un verre en main, parmi diverses compagnes : jeunes, moins jeunes, plus du tout jeunes : elle débite d’une voix amusée :
— Je vous jure, il avait la main sur le cœur, il susurrait : Ce que j’ai le plus aimé en toi, ce sont tes yeux. Mais depuis ton accident, depuis que le gauche dit zut au droit, je t’avoue que je ne peux pas m’y faire. C’est comme si tu étais devenue une autre femme. Et moi, bonne pomme, de répondre : Qu’à cela ne tienne ! Je le fais enlever, pour mettre un œil de verre. Alors il s’est écrié : Tu n’y penses pas. Tu serais borgne !
De nouveaux rires fusent : certains réduits à d’aigres petits riots, d’autres plus francs, qui ne détendent vraiment que les plus vieux visages.
— Blague à part, dit une boulotte, la gaieté parfois, c’est une bonne défense. Les gémissements des saintes femmes trompées m’horripilent. À les entendre on a souvent l’impression que la bouche leur sert de relais et que chacune d’entre nous se croit obligée de nous réciter une scène des Bijoux indiscrets. Nous sommes un groupe d’entraide et non de conférences sur nos ratages au bilboquet.
— Juste ! dit une petite femme qui se fraye un passage et ajoute : Aline Rebusteau, n’est-ce pas ? Je m’appelle Agnès.
Aline ne réprimera pas un froncement de sourcils. Mais la présidente, qui lui a saisi une main et la conserve dans la sienne, reprend aussitôt :
— Ne vous formalisez pas. Votre nom de jeune fille est le seul que nous voulons connaître, étant entendu que pour simplifier nous n’employons que nos prénoms. Bienvenue parmi nous ! Je ne fais pas de présentations. Faites le tour. Chacune s’en chargera elle-même.
*
C’est bien un peu ce qu’Aline craignait : la confession du genre Je suis un alcoolique . Au moins ne se fait-elle pas ici sur une estrade, mais de bouche à oreille. Il n’y a que les murs qui se veuillent provocants. Aline reste un instant interloquée par un grand panneau :
Mais Emma, qui pilote Aline, ne lui laisse pas le temps de décider s’il s’agit de naïveté ou d’humour. Voici une quadragénaire effacée, maigrelette, à timbre aigu, qui décline prénom et qualités :
— Marie, trois filles. Épicière. Enfin je l’étais… Mon mari a bu le fonds, avant de filer. Je fais des ménages.
Voici une jeune femme à longs cheveux, bruns à la racine, blonds sur le reste du parcours :
— Amélie, étudiante en droit et pour subsister baby-sitter. Mon gosse est le seul dont je ne puisse pas m’occuper : son père m’a quittée le lendemain de sa naissance.
Voici une autre jeune femme, au front tatoué :
— Tahar, plongeuse. J’ai un garçon et une fille. Mon ami était italien : il est retourné à Naples.
L’œil rétréci de ces trois-là ne trompe pas : il s’est trop longtemps plissé devant d’insurmontables difficultés. Mais voici une mémère épanouie dans la graisse d’un menton à trois orbes :
— Adrienne ! Moi, ma petite, j’ai pu me débarrasser de mon bonhomme avant d’être aplatie. Il purge trois ans pour coups et blessures. Je suis écaillère, et, si je n’avais pas de varices, j’aurais maintenant la belle vie.
Le défilé continue. Une infirmière s’annonce comme surveillante en chef dans un hôpital psychiatrique : Quinze ans avec mari, quinze ans sans. Deux filles dont celle-ci, à ma gauche, qui récidive. La fille en question, sans doute abandonnée de fraîche date, entrouvre à peine la bouche pour avouer un prénom rare : Flavienne. Aline relève la tête, aperçoit un autre panneau :
Читать дальше