— Incroyable ! C’est ta fille.
— Qu’est-ce que c’est que cette blague ? fit Louis, enfin réveillé. Si on veut me joindre on m’appelle au bureau. Sauf mon père personne n’a celui de Vincennes.
— Justement, fit la voix de Rose. Je viens d’appeler grand-père et il me l’a donné, vu l’urgence. Pé est mort subitement d’une crise cardiaque.
La bouche cousue, mais l’oreille active, Odile avait pris l’autre écouteur. Pourquoi M. Davermelle n’avait-il pas transmis lui-même la nouvelle ?
— Je suis désolé, ma chérie…
Louis avait compris, lui. Pour Rose en deuil la poitrine où pleurer à l’aise était celle de son père, séparé d’elle pour toute la première partie des vacances. Elle continuait, en reniflant :
— Maman s’est fait conduire en taxi chez la tante Annette. On ne peut la joindre qu’à sa banque, après l’ouverture, et il faut qu’elle parte avec nous par le train de sept heures.
— Rosa, rosae, rosam…, déclinait tendrement Louis.
Un vieux code, ridicule et charmant, entre père et fille : À tous les cas, dans tous les cas, la petite rose à papa ! Odile, avec une crainte attendrie, découvrait un autre homme. La petite reniflait toujours :
— Maman ne voulait pas que je te prévienne… Elle criait : Ça ne le regarde plus ! Je t’appelle de la gare. Si je le faisais de la maison, Agathe cafarderait. De toute façon il fallait que tu saches… Je t’avais promis de m’échapper une ou deux fois. Je ne pourrai pas. Nous allons sûrement passer tout le mois de juillet à Chazé !
— Écoute chérie, je voulais te dire, quand tu reviendras…
— Tu seras remarié, je sais. Ne te tracasse pas. Je ne crois que ce que je vois… Je t’embrasse, papa, je me sauve.
Louis aussi fit claquer un baiser sur l’écouteur, puis resta un instant immobile, les doigts fourrageant machinalement dans le poil de sa poitrine. Oui, Rose et Guy, à l’improviste, étaient passés chez Mobiliart : Rabiot, papa ! On s’en va chez les cousins. On gratte un petit quart d’heure. Pourquoi les deux plus jeunes, pourquoi pas les deux grands ? Si on a les enfants que l’on mérite, pourquoi méritait-il ceux-ci et pas ceux-là ?
— Je ne crois que ce que je vois ! répéta Odile. On a dû lui raconter des horreurs sur mon compte.
— C’est probable, dit Louis.
Problème à venir, moins pressant. La mort de celui que son gendre appelait ironiquement « le vieux mâle dominant », plein d’exigences et de scrupules, faisait disparaître le seul modérateur de la tribu. Son seul soutien, aussi. Le coup était dur pour Aline et les siens. Plus de vacances au château. Plus de chalet, puisqu’il s’agissait d’un logement de fonction. La belle-mère n’aurait pas de quoi vivre avec, pour tout douaire, une demi-retraite de la Sécurité sociale. Mais la belle-mère, quoi ! Le titre était périmé, réduit à celui de grand-mère des Quatre. L’alliance par les enfants ne survit pas à l’alliance par la femme. Rose avait cru que si. Aline pensait, avec raison, que non. Louis se tourna vers Odile, la trouva singulière et, pour y remédier, lui fit l’amour.
après-midi
Accompagnée de son agent immobilier, la dame s’éloigne en marchant sur son ombre dans la rue écrasée de soleil. Bon vent ! C’est la sixième qui se présente depuis le retour de Chazé et, de loin, la plus tatillonne. Elle et son acolyte, ils ont sauté partout à pieds joints pour déceler un éventuel fléchissement des lambourdes. De la tranche du poing, à petits coups secs, ils cognaient les cloisons pour déceler un éventuel décollement des plâtres. Arrivés aux toilettes sur quoi d’ordinaire, par la porte entrouverte, se jette un regard rapide, ils ont soulevé la lunette, tiré la chasse et, d’après le chuintement du robinet de remplissage, conclu à son entartrage. Et ces questions, ces réflexions :
— Pourquoi vendez-vous ?… Ah, c’est une vente après divorce !… Vous êtes au moins d’accord sur le prix ?
Et d’en proposer un ridicule… Sait-on jamais ? Ces gens qui se sont défaits de leur ménage se défont parfois aussi légèrement de leurs biens. Toute infortune alerte ses charognards. Elle doit même avoir une odeur, sensible de loin pour certains nez : qui avait averti le brocanteur venu la veille proposer à Madame de la débarrasser de tout ce qu’elle n’entendait pas conserver ?
Aline revient dans la salle. Louis a fait prendre sa part de meubles pour la nouvelle maison qu’il a louée à Nogent. Aline n’a donc plus de secrétaire : l’autre s’en sert sans avoir remarqué que sous chaque tiroir le nom d’Aline est inscrit. Pas à l’encre, non, ça s’efface. Il y est pour toujours, pyrogravé : avec la pointe bien rouge du tisonnier.
Il faut donc se contenter de la table, couverte d’une si permanente toile cirée qu’on a oublié son appartenance à l’ensemble de teck. Aline s’assied, reprend son stylo, continue sa lettre à Emma… Vous imaginez ces journées que j’ai laissées passer sans écrire à quiconque, tant j’étais accablée. Quand un père nous quitte, nous avons d’ordinaire un mari pour nous soutenir. Moi, j’ai perdu les deux en même temps. Pourtant j’ai eu du mal à rester à Chazé jusqu’à la fin de juillet. Impossible de profiter du parc : les invités du marquis étaient là. Impossible de sortir, de supporter l’atmosphère de ce village où je me sens lépreuse. Ma mère ne voulait pas me voir dehors, sauf pour les offices où elle nous a traînés sans se rendre compte que sur le sujet ses Parisiens, comme elle nous appelle, se sont bien ralentis. Les enfants adoraient leur grand-père, mais vous me voyez exiger d’eux qu’ils se lèvent chaque matin à 6 heures pour assister aux messes basses de neuvaine ! Ils s’éclipsaient. J’ai eu des mots avec ma mère sur la façon dont je les avais élevés. J’ai même entendu : « A ta place je réfléchirais sur la situation où te voilà. L’amour de Dieu, souvent, garantit l’autre. »
Aline sursaute. Un coup de sifflet, qui n’est pas le premier, qui ne sera pas le dernier, vient de faire ouvrir la fenêtre d’Agathe. Elle va descendre et filer en empruntant la petite porte de derrière, en contournant la maison. Comme Léon. Comme le faisait déjà son père. Mais il faut achever cette lettre :
Enfin je suis rentrée. Aucune nouvelle de Louis… Seuls, les enfants sont accablés de cartes postales. J’en ai brûlé quelques-unes, j’ai cessé en constatant qu’on les numérotait. Les Quatre sont chatouilleux sur la question, même Agathe. Ils sont d’ailleurs très nerveux en ce moment. On le conçoit. Ils ne sont pas allés à la mer cette année. Ils savent que nous allons devoir quitter la villa. Ils appréhendent le 9 août. Je dis bien le 9 août. La rentrée scolaire aura lieu le 15 septembre. La moitié des vacances, c’est 31 + 31 + 14, soit 76 divisé par deux, donc 38 jours. Louis voulait prendre ses enfants le 1 er août : il a loué à Combloux, m’a expliqué l’avocat. Je pense avoir bien fait en m’en tenant à la lettre du jugement : ce sera une semaine de sauvée…
*
Excitée par son propre rapport, Aline se retrouve debout. Une pétarade l’attire le long des vitres. Le fils de l’ingénieur du 29 démarre, Agathe en croupe.
Bien entendu, s’il a un casque, la petite n’en a pas. Mais est-ce précisément ce dont elle aurait besoin ?
*
Une crainte en fait naître une autre. Aline glisse sur ses chaussons. Si douce, si fidèle, si aveuglément fille de sa mère — avec la tête, avec le sang de son père —, Agathe, à condition de jouer les courants d’air et de ne pas s’entendre demander d’où elle vient, Agathe est la seule qui ait réagi en s’intéressant au sexe opposé, en allant chercher ce qui manque à la maison : l’homme , sous l’apparence de gaillards musclés. Les autres ont aussi rompu le carré, mais s’isolent.
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