Voici Guy dont la porte n’est pas fermée. Il est penché sur ses hamsters : le père, la mère, cinq petits. La cage est pleine et l’odeur n’est pas nulle.
— Tu devrais mettre le père à part, dit Aline. Sinon dans six mois, tu en auras trente.
— Séparer une famille au complet, tu n’y penses pas ! proteste Guy, indigné.
*
Voici maintenant la chambre de Léon, si encombrée d’effets jetés au hasard, de souliers, de tiroirs béants, de livres mélangés à des pots de gelée royale ou d’embrocation, qu’elle reste peuplée de son désordre. Aline ne rangera pas. Léon en a horreur, crie qu’il ne retrouve plus rien. Où voulez-vous qu’il soit ? Au club, réfugié dans le sport. Avachi devant la télé ou suant sur la cendrée, il ne connaît pas de milieu. Il a peut-être une petite vie à part. Difficile à savoir. Aline s’est glissée cinq ou six fois sur le terrain derrière les minces rangées de supporters de l’athlétisme local. Après le 3 000 elle a toujours vu Léon revenir, jamais premier, jamais dernier, traversant sans appétit apparent des groupes de filles aux fesses drues, aux nénés saillants sous le maillot. Mais Léon est tellement secret… Un dimanche, il s’est aperçu de sa présence ; il s’est approché, il a grogné, mécontent :
— Que fais-tu là ?
Lui non plus ne doit pas être interrogé. Lui aussi entend qu’on le dorlote, qu’on ne lui réclame rien, aucune aide, aucun service, sinon la grâce de sa présence. Aline se baisse, ramasse une petite boîte ronde, qui l’intrigue. Une petite boîte tombée d’une poche… Aline rougit. S’il n’y a plus rien dans la boîte, la marque suffit à la remplir de questions. Bien sûr, Léon a dix-huit ans. C’est rassurant dans un sens. C’est inquiétant, dans un autre. La sexualité d’un garçon, ça relève du père. Aline n’a jamais osé s’en occuper.
*
La revue se termine chez Rose, qui s’est transportée avec ses coquillages dans l’atelier. Dans l’atelier de son père, chez son père en somme, dans la maison de sa mère qui n’avait pas réfléchi à ce détail. Un des rares avantages de l’imminent départ sera de l’en retirer et de lui faire comprendre dans l’étroitesse d’un appartement, dans le retour forcé à la chambre commune avec sa sœur, la vraie valeur des bontés paternelles.
La porte est soigneusement fermée. Celle-là pourtant, si elle voulait, rien — rien de possible — ne serait de trop pour la gagner. Aline gratte à la porte, timidement. Une clef tourne, une targette recule. La porte s’ouvre sur cette pièce dont Louis faisait un foutoir et qui, retapissée par l’occupante elle-même, à petits frais, est devenue une chambre de jeune fille qui sent l’églantine, dont le dessus-de-lit n’a pas un pli, dont le rideau monte comme une vapeur, tandis que béent, sur les étagères, un grand strombe, un turbo vert, un murex bouche-de-rose, soigneusement étiquetés.
— Tu as besoin de moi ?
Stricte et sans chaleur, Rose balaie, épluche les légumes, monte les œufs en neige, met la table, s’active sans rechigner quand les autres ne font rien ; elle tient la moyenne douze ou plus dans la classe même où son aînée traîne en queue ; elle embrasse comme il faut les gens qu’il faut et notamment sa mère, sans jamais s’accrocher, sans jamais lui souffler dans le cou des confidences, des sornettes tendres, comme Agathe. Se regarder comme dans une glace en voyant Rose et n’être pas la préférée de son double, Aline ne s’y fera jamais.
— Je ne pourrai pas sortir la poubelle toute seule, dit la mère.
— Je viens, dit la fille.
Aline a des yeux de chat. Rose aussi était en train d’écrire une lettre : en réponse à une autre dont Aline a pu la veille reconstituer l’enveloppe mise en petits morceaux dans la corbeille et qui portait l’adresse : Fontenay, poste restante.
soir
Agathe était rentrée presque en même temps que Léon, pour trouver les tantes à la maison. Revenues des trempettes de juillet où s’était dévêtu leur deuil, elles se pressaient, rhabillées de noir, autour de leur sœur, flanquée de Rose et de Guy, fort moroses.
— Si votre père avait de la décence, il continuerait à vous voir chez vos grands-parents, disait Annette.
Léon aussitôt fila vers sa chambre. Agathe entra vivement, malgré la tache de cambouis qui déshonorait sa robe et pouvait lui valoir d’aigres remarques. Certes, ceci ne la concernait pas : elle était toute persuadée. Mais d’après sa mère l’exemple d’une sœur aînée, qui a compris, peut aider les plus jeunes à comprendre. Agathe en doutait un peu, Rose montrant depuis quelque temps une nette propension à la contredire. Elle ne croyait pas non plus qu’il fût habile, pour préparer les petits à l’inévitable, de les endoctriner avec tant d’insistance. Ginette rabâchait :
— Comme disait votre grand-père, cette personne peut bien s’appeler M me Davermelle : elle ne vous sera jamais rien.
— Saluez-la poliment, c’est tout, reprenait Annette.
Sur le visage de cire des cadets rien n’apparaissait, sauf l’ennui. Enfin Rose se déroba :
— Je vais faire du thé, dit-elle. Vous voulez du cake ?
Guy en profita pour se glisser dans son sillage, et les sœurs, qui ne pensaient pas avoir à se gêner devant Agathe, haussèrent le ton. Bientôt circula une photo trouvée dans une poche en un temps où il était possible de les retourner.
— M’est avis qu’elle se peint, la nymphe ! dit Ginette, sous sa perruque acajou.
— Moi, dit Annette, c’est ce museau qui m’épate. Qu’est-ce que Louis peut bien lui trouver d’extraordinaire ?
— Mais rien, ma grande, reprit M me Fioux. C’est une bonne illustration de la fausse charade : Tu n’es pas mon premier, ni d’ailleurs mon second ; tu ne seras pas mon dernier, bien que tu sois mon tout, pour une heure, dans un lit… L’inattendu, c’est qu’elle y soit restée.
— Elle a eu de la patience, il faut le reconnaître, conclut Annette. C’est même le cas de le dire : faire le pied de grue, ça paie.
Les petits rires, l’acharnement de Ginette renouvelant l’hilarité en demandant si Louis saurait exploiter de si bonnes dispositions ou ferait gratuitement le bonheur de ses amis, c’était tout de même un peu trop pour Agathe qui disparut à son tour.
La voiture, au-delà de Cluses, fait chanter du pneu le long de l’Arve. Louis qui ne craint rien de Rose, assise à sa droite, lorgne le reste de son monde dans le rétroviseur. Des rumeurs de Fontenay il ne saurait douter : fées grasses, fées maigres, depuis quelques années, sont à son intention chiches de roses et riches de crapauds. S’il en était besoin, le malaise général, depuis six cents kilomètres, l’en aurait averti. Il y a longtemps qu’il l’appréhende, lui aussi, cette rencontre entre les enfants et celle qui doit d’abord leur apparaître comme responsable de la ruine du ménage de leur mère. Ergoter, démontrer que le ménage était ruiné bien avant, à quoi bon ! Nul commentaire n’infirme un fait et le fait est, pour eux, qu’Odile remplace Aline.
Sept heures. Sallanches est traversé. L’ID attaque les lacets qui mènent à Combloux. La vallée se creuse, se remplit de violet, tandis que la montagne, de roc en roc, s’élance vers de hautes régions encore lumineuses. Les Quatre enfin ont le nez sur les vitres.
— Ton mont Blanc, il est rose ! fait Guy.
— Du chalet, dit Louis, tu pourras voir à la lunette les cordées redescendre au refuge du Goûter.
Si son père est de La Baule, Odile de sa mère savoyarde a hérité le goût des pentes : à vaincre dans les deux sens, sur skis ou sur brodequins. La librairie de famille exploite depuis trop longtemps le touriste des sables pour qu’Odile auprès d’eux puisse se sentir vacancière. Il lui faut de la dévalante eau vive. Les Quatre auraient plutôt l’habitude de l’eau plate : à nénufars ou à goémons. Ils ne connaissent pas la montagne. Ils devaient aller à Chamrousse à Noël, ils n’ont pas pu. Et voilà justement l’astuce. On ne les emmènera à Nogent qu’à la fin des vacances. Pour l’instant il faut les intéresser, les dépayser, les transporter dans un ailleurs qui fasse diversion, utiliser glaciers, téléfériques, gentianes, utiliser aussi les Milobert, les vieux comme les jeunes, assemblés pour la circonstance dans un chalet à trois niveaux. Ça fait sérieux, une famille : les enfants sont sensibles au consentement du nombre. Odile, arrivée d’avance à Combloux, va disparaître dans le lot. L’astuce est au surplus réversible : après ce rapide passage en mairie, ce mariage-formalité sans assistance, sans photo, sans pouvoir de date, après ce faux commencement où il s’agissait de faire une fin, la jonction des uns et des autres n’est pas vaine. Les enfants sans le vouloir cautionneront de leur présence une sorte de recyclage.
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