— C’est un lit à deux, j’entends bien, mais dois-je le céder à ma remplaçante ?
Le premier accrochage eut lieu près du piano, nécessaire aux gammes des filles, mais sur quoi leur père jouait depuis son enfance.
— Il vient de la famille de monsieur, c’est vrai, dit Aline. Mais les enfants sont aussi des Davermelle.
Louis abandonna le piano, le troqua — non sans mal — pour le secrétaire Louis XVI du palier, cadeau de la tante Irma. Aline aussitôt le réputa d’époque.
— Dans ce cas envoyez-le à la salle des ventes, dit Louis.
L’huissier arguant des mortaises, Aline admit qu’il s’agissait peut-être d’une copie. Mais, tout en le réclamant, elle tint alors pour faux le cartel Napoléon III, don du régisseur, qui l’avait lui-même reçu de la marquise un jour qu’elle vidait ses combles. L’huissier le crut authentique. Le clerc, aussi. Aline, hors d’elle, parla de collusion, refusa de continuer. Il fallut une demi-heure de palabres et l’abandon à vil prix des lustres, des tapis et de la plupart des bibelots pour l’amener à composition. Louis se cramponnait. Aline avait sans doute deviné son souci de faire vite et décidé d’en profiter. La pintade, ça devenait du vautour ! Restait l’atelier dont Aline admit que le contenu pût revenir à Louis. Elle excepta toutefois les livres d’art. Elle hésita pour les toiles empilées sur la tranche dans un coin. M e Lheureux avait pris soin de l’informer : l’œuvre d’un artiste, en régime de communauté, est copropriété du conjoint, comme s’il en avait créé la moitié. Louis tenait à ses croûtes. En demander cher serait avantageux pour elle, mais flatteur pour lui ; les négliger, humiliant.
— Ça n’a aucune valeur, dit Aline. Je garderai seulement les portraits des enfants.
— Non, dit Louis, c’est la seule façon de les avoir chez moi tous les jours. Vous, vous avez la garde.
Le ton, résolu, surprit moins Aline que le vouvoiement. Quoi de pis, pour vous écarter, pour nier le passé ? Il aimait ses enfants, peut-être. Mais de qui les tenait-il ?
— C’est bon, dit Aline, je ne signerai rien.
— Voyons, madame, fit le clerc, il s’agit de toiles sans valeur, vous le dites vous-même, et M. Davermelle en est l’auteur. Nous n’allons pas échouer pour si peu. Nous en avions fini…
— Je ne signerai rien, répéta Aline, butée.
— J’hésite aussi, dit Louis, très froid. Nous avons beaucoup avantagé madame. J’y consentais, par décence. Je passais même sur certaines dissimulations. Mais si nous ne pouvons aboutir, je vous prie de noter, messieurs, que manque, par exemple, l’argenterie héritée de ma grand-mère. Je peux vous dire où elle se trouve. J’ai des amis dans la rue, qui me renseignent.
Le nez en l’air, attentifs surtout à ne pas sourire, à ne rien manifester d’une réprobation depuis longtemps blasée, clerc et huissier ne bougeaient plus. Aline se recroquevillait. Elle parvint à balbutier :
— Tu oses… m’accuser… me faire espionner !
Elle repartit vivement vers la salle pour cacher sa panique. Elle s’en voulait à mort. Pas du geste. Mais de l’imprudence. Les voisines, à sa place, en eussent fait autant : on sauve ce qu’on peut. Mais Louis, aussi liant, aussi peloteur qu’elle était réservée, malgré son détestable exemple ensorcelait la rue. Ce matou ! Aline regrettait qu’il fût assez malin pour ne pas courser les chattes autour de son panier : il eût été, dans le coin, moins populaire. Mais il fallait parer au plus pressé. Compromettre la serviable Ginette, l’exposer à une plainte en recel, impossible !
— Précision, disait Louis dans son dos. Ma belle-sœur, M me Fioux, a chargé une valise dans sa voiture, ce matin même.
Aline se retourna :
— J’ai prêté l’argenterie à Ginette pour une réception. Et alors ?
Le jour de l’inventaire, l’excuse était absurde. Au moins en était-ce une. Cernée de regards entendus, Aline s’inquiétait pour vingt napoléons noyés dans le sucrier, pour le collier de sa belle-mère arrimé à son cou et dont Louis semblait recompter les grains.
— Où est cette paperasse ? cria-t-elle. Je signe tout ce qu’on veut, si vous me débarrassez de monsieur.
Le nécessaire glissait déjà sur la table.
— Votre nom de jeune fille, s’il vous plaît, dit le clerc.
Aline le gratta furieusement.
*
Un quart d’heure plus tard pourtant Louis était encore là. Salués avec soulagement, les hommes de loi l’avaient laissé sur le trottoir, mais Aline l’avait soudain retenu par le bras. Il se laissa ramener dans le vivoir où sans mot dire Aline détacha son collier :
— Il vient de votre mère, dit-elle. Vous le lui rendrez.
Louis refusa. Elle y comptait sûrement. Mais qu’elle crût nécessaire de racheter son estime, même à bon compte, avouait bien quelque chose. Son dos voûté disait le reste. À bout de fureur, elle basculait dans l’accablement, bien plus pénible à supporter. Louis les connaissait bien ces trêves, ces reprises de souffle, au bout desquelles se redressait la harpie. Mais il n’était pas plus fier de lui, en ce moment, qu’Aline ne l’était d’elle. J’ai, tu as, nous avons été moches. Le savoir est une grâce, à condition de le taire. Innocents, les adversaires ne se pardonnent pas ; s’ils rougissent ensemble, une chance leur est donnée.
— Je t’offre un whisky ? dit Aline.
Louis, engourdi, accepta. Resté debout, il but à petits coups dans un des derniers verres de son service de mariage. Les verres, les sentiments, tout est fragile. Il louchait sur l’ensemble Mobiliart, qui n’était plus à lui. Il faut aussi divorcer des choses. Donc de soi-même. Aline murmura d’une voix qui s’efforçait au même détachement :
— Je te ferai reporter l’argenterie.
Derrière les grands rideaux de voile, touchés de soleil, dans un jeu compliqué d’ombres et de lumières, s’estompaient la tache verte d’un thuya, la tache rouge d’un prunus. Plus que les meubles, Louis regrettait ses arbres, encore jeunes et qui avaient poussé en même temps que les Quatre. Les arbres, eux, ont des racines : ces vivants ne bougent que sur place.
— Tu dois être content, disait Aline. Tu as ce que tu voulais. Divorce, partage, tout a été finalement vite bâclé. Tu vas pouvoir épouser ta maîtresse.
Fausse note ; elle n’avait pas pu nommer Odile. Louis se retint de répliquer : Oui, c’est même la seconde fois que ça m’arrive. Il murmura :
— L’important, tu sais bien, c’est la suite.
La remarque, strictement réservée à Odile, n’aurait pas dû déplaire. Mais Aline, se l’appliquant aussitôt, y vit comme un bilan et se remit à dérailler. Sa voix se fêla :
— Envoie-moi le faire-part, c’est bien le moins. Mais auparavant tu devrais en faire imprimer un pour notre divorce : on en fait bien pour les décès.
Louis reposa son verre et dériva vers la porte, cherchant la formule d’adieu désormais convenable et suivi d’Aline non moins embarrassée. Comme il parvenait sous la marquise, l’irruption des Quatre rentrant de chez leur tante le délivra de toute civilité. Il put embrasser Rose, au passage, mais non les autres :
— Voulez-vous rentrer ! criait Aline.
La fenêtre grande ouverte sur un brasillement d’étoiles, ils dormaient tous deux, parallèles et nus dans la touffeur, quand le poste mobile d’Odile — toujours posé de nuit auprès de son lit, sonnerie bloquée et index mis sur le vibreur — se mit à grésiller. Sans même allumer elle étendit le bras pour entendre le bourdonnement d’attente d’un taxiphone à pièces, puis un très insolite Allô, papa ? Ici, Rose… De saisissement elle se le laissa répéter deux fois, puis avec un remarquable sang-froid émit une sorte de grognement asexué, boucha le récepteur en le plaquant d’une main contre son sein, appuya de l’autre sur la poire électrique et se mit à secouer cet Adam poilu, ébloui, incrédule, à qui elle soufflait bas :
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