— Merci, ma Rose, je n’en attendais pas moins de toi !
D’une main preste subtilisant le billet, la mère s’était épargné la lecture de la suite ainsi que tout commentaire :
— C’est bon ! Filez, les filles !… Non, pas toi, Guy. Je ne prends pas le risque de te laisser sortir.
Évidemment elle ne pouvait pas se dédire et Guy, bien content de rester la veille pour la fête, ravi à l’idée de remettre ça rue Vaneau, était allé s’enfermer dans sa chambre. La flûte, torture acoustique, acharnée sur le Roi de Thulé que pour une raison indéterminée sa mère détestait entendre, exprimait sa fureur. Inutile, d’ailleurs : il ignorait qu’entre-temps Gabriel était passé, insistant :
— Aline, j’ai quelques amis chez moi, à midi. Les Dumont notamment. Tu viens déjeuner avec nous… Si, si, tu dois t’aérer un peu. Tu peux bien laisser tes garçons seuls jusqu’à ce soir. Avec les restes d’hier ils ont de quoi s’étouffer.
Et elle était partie, camouflant mal sa satisfaction, disant d’une voix forcée :
— Après tout c’est vrai, je suis libre. Je vais refaire un peu la fille… Léon, tu surveilleras le petit.
*
Nouvelle clameur dans le poste : un second but venait d’être marqué… Que la mère eût jadis fait la fille, qu’elle en parlât, même par boutade, qu’elle pût — elle qui recevait peu et sortait moins encore — aller manger quelque part sur une nappe qui ne ferait pas partie de son linge sale, Léon n’appréciait pas. Mais il comprenait bien : parmi les amis, ceux qui restaient capables d’inviter ou de se pointer à la maison devenaient rares ; l’exception méritait d’être encouragée. La clameur se prolongeait, se terminait bizarrement par un bruit métallique. Il aurait fallu ramasser Monge et Guinchan. Le bac approchait. Mais ce bruit métallique, joint au renoncement de la flûte… Sapristi ! Le temps d’écarter le voilage, et déjà, le fichu môme galopait au bout de la rue.
*
Pieds nus, déshabillé, incapable d’exposer sa gorge piquée de blanc, que pouvait-il faire, Léon ? Et s’il ne faisait rien, qu’allait-on penser ? Du côté de la rue Vaneau, le fuyard une fois reçu, cajolé, examiné, fuserait le reproche : Mais ce petit n’avait rien, Léon, et tu le savais ! De l’autre côté, on ne serait pas moins aigre : Je comptais sur toi et tu le laisses partir. Ma parole tu l’as fait exprès ! Deux fois réputé complice, quand on ne l’est de personne, non et non ! Heureusement douze stations en ligne 1, le changement à Concorde et quatre autres arrêts avant Sèvres-Babylone laissaient le temps de réfléchir et de téléphoner. Afin que rue Vaneau chacun sût son regret de n’avoir pu accompagner les filles, il aurait dû déjà donner un coup de fil.
Nerveux, Léon composa le numéro, se trompa, recommença. À supposer que tout le monde fût sorti, là-bas, que ferait le petit ? Avait-il pensé qu’en ne protestant pas la veille pour se sauver le lendemain il était lui-même fautif ? Allait-il prétendre qu’on l’avait bouclé ? Joli débat, qui en laissait prévoir d’autres : on serait souvent, comme ça, coupés en deux.
— Allô, papa ?
Encore une chance de tomber sur lui. Léon toussa, trois ou quatre fois, se découvrit une pauvre voix :
— Allô, papa ?… Je voulais te prévenir : ne sortez pas. Maman est absente et Guy en a profité pour filer.
À l’autre bout du fil on répondait par une question qui trouva bonne réponse :
— Pourquoi veux-tu que je l’en empêche ? Il n’avait pas grand-chose et de toute façon c’est fini. À bientôt !
Personne n’était trahi. Gardé à droite, il ne restait plus qu’à se garder à gauche. Léon se mit à feuilleter le mémento téléphonique du clan, hésita entre les deux numéros de Gabriel, le privé et le professionnel, élimina le PROvence qui avait toutes les chances d’être bancaire, au bénéfice de VAUgirard et tomba pile sur son parrain :
— C’est Léon ! Puis-je avoir maman ?
Elle accourut dans les dix secondes et, comme prévu, avant toute explication, se déclencha aussitôt le gloussement d’inquiétude : Qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne va pas ? Dis-moi vite.
— Rien de grave, dit Léon. Je me suis assoupi et en me réveillant je me suis aperçu que Guy s’était sauvé… Tu devines où.
On s’affola. On gémit : Mon Dieu ! Ton père va prétendre que Guy n’avait rien, que je le séquestrais. Mais Léon, abandonnant la voix de fausset, s’en recomposait une grave :
— Veux-tu que j’essaie d’arranger les choses ? Je vais dire à papa que finalement je l’ai laissé se trotter parce qu’il allait mieux.
Il raccrocha, bon fils, bon frère, deux fois félicité.
même moment
Revenue dans la salle à manger où les convives, à trois heures passées, en étaient encore au café, Aline, qui avait refusé de la fine, saisit au passage le verre de Gabriel et l’avala d’un trait. L’appareil se trouvant à côté de la porte, chacun avait pu entendre et comprendre. Mais sauf Gabriel, dont le regard interrogateur ne reçut pas de réponse, personne ne demanda rien. Depuis longtemps Aline connaissait la consigne : un prévenant silence ! Les frasques de Louis, ses amis les avaient connues bien avant elle et sûrement commentées, dégustées, comme ils en dégustaient d’autres, avec les liqueurs. Ils avaient sans doute parié : Divorcera, divorcera pas. Mais parmi ces trois ménages quadragénaires, les Dumont, les Bringuet, les Touloux, pas un mari et, chose plus grave, pas une de ces femmes, aussi exposées qu’elle, ne l’avait jamais mise en garde. Tout au plus, voilà une douzaine d’années, entre la naissance de Rose et celle de Guy, alors que leur père manifestait déjà pour sa femme un intérêt à éclipses, celui d’Albert Bringuet s’était-il un moment manifesté. Sans succès. Car enfin le petit jeune homme affamé ne manquant pas, les bajoues de Bringuet n’étaient guère tentantes ; et le plus cocasse c’était bien qu’une fois, une seule fois, Aline ait failli se laisser aller, que pour trois ou quatre baisers échangés au fond d’un taxi avec un étudiant pressé, pour une promesse de rendez-vous pas tenue, elle s’en soit voulu comme d’une trahison ! Louis ne méritait pas tant de scrupules.
Retournée à sa place, assise en équerre, Aline ne bougeait plus. Propos décousus, ronds de fumée, tintements de verre, autour d’elle c’était la confusion habituelle : rien qui pût retenir l’attention. Et pourtant elle avait envie de mettre les pieds dans le plat, d’écraser. Parmi ces trois couples, qui aimait qui ? Qui trompait qui ? Dumont couchait avec sa secrétaire, c’était connu. Mais Touloux, Bringuet et les deux autres bonshommes non mariés, invités pour assurer le panache, et Gabriel lui-même, veuf très veuf, mais fondé de pouvoir entouré de jolies dactylos au Crédit lyonnais, combien de mensonges proféraient-ils par jour ? On sait ce qui passe d’eau, de gaz, d’électricité dans une maison. On sait ce que débite un distributeur de bonbons. Chaque fois que les hommes font l’amour, ça devrait s’enregistrer sur un compteur. On n’aurait qu’à relever. On saurait à quoi s’en tenir. Mais voilà qu’à la droite d’Aline on demandait :
— Vous n’avez pas revu Gertrude, votre collègue ?
— Non, dit Laura Touloux, la postière. Elle s’est fait nommer à Brest. Mais j’ai rencontré son mari : il n’a pas l’air de lui en vouloir.
Qu’il y eût des femmes pour laisser des hommes sur le sable, c’était réconfortant. Pourtant Aline ne put s’empêcher d’intervenir :
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