— Comment allez-vous faire maintenant ? disait le frère à la sœur. Ce sera tout de même petit pour recevoir les enfants de ton mari.
Sur son mari par anticipation Odile jeta un regard prudent :
— Ça va nous créer des problèmes, admit-elle.
Le tacite a de la force. De ces problèmes-là, très longtemps ruminés, Aline avait tiré au moins trois ans de prolongations. La semaine de Pâques en posait un, plus simple, mais si pressant qu’à son propre étonnement Louis se mit de la partie :
— Pour l’instant, dit-il, je voudrais bien savoir ce que je vais faire d’eux pendant huit jours. Je ne peux pas prendre un congé. Mes parents sur qui je comptais, abusivement du reste, seront en cure à Dax. Il n’y a qu’une solution : me servir de leur appartement et mobiliser la sœur de mon père, tante Irma, pour nous faire la tambouille.
À bon entendeur, salut ! Ils arrivaient la bouche en cœur, les braves. Il était bon de leur faire comprendre les difficultés dans lesquelles on pouvait se débattre pour les beaux yeux de la sœur. Difficultés qui ne faisaient sans doute que commencer ! C’est déjà malaisé d’articuler dans le mariage les exigences de deux tribus. Il y en aurait trois, bientôt ; et quatre si Madame se remariait. Ce serait un jeu de gènes aussi étonnant que le jeu de gênes correspondant. Mais en face de Louis on béait de gentillesse et de compréhension :
— Si tout était en ordre, disait la belle-sœur, je vous aurais dit de nous les envoyer à La Baule avec Odile. Mais évidemment tant que…
Pause. Les choses se précisaient. Une date, cher monsieur, nous voudrions bien ramener à La Baule une date. Odile cillait très vite, visiblement anxieuse de l’insistance des siens. On fuit un vieil amour devenu obligation pour se jeter dans un jeune, qui vous piège de nouveau. Mais quand trois cent soixante-cinq fois par an, durant un lustre, le désir, le plaisir, loin de s’éteindre, vous ont fait parvenir à cet état indéfinissable où l’absence de celle-ci deviendrait pire que le manque du drogué, à quoi bon se duper en disant : je suis fait ! Troc entre Rebusteau et Milobert, peut-être. Mais troc, surtout, entre 25 et 42, entre le miel et le vinaigre, entre le pois de senteur et la cosse. Louis se pencha, embrassa une fois de plus Odile sous l’oreille :
— Tout sera réglé en juillet, dit-il.
8 heures
La valise est ouverte. Rentrée par le train de nuit (par le train, évidemment, quand on n’a plus de voiture… mais à propos puisque Louis se l’est attribuée, il faudra veiller à ce qu’au partage il en rembourse la moitié), Aline remet ses affaires dans la penderie. Elle accroche sa robe bleue, prend un autre cintre, se ravise, le laisse sur la tringle et revient vers la table de chevet. Cet extrait de jugement arrivé en son absence et qui a été ou va être signifié à Monsieur, elle l’a bien relu dix fois. Trois précieux feuillets ! Un bleu, imprimé passe-partout à l’en-tête du tribunal de grande instance de la Seine ; deux blancs, le premier à l’en-tête de la Première Chambre première section, numéroté 21 168, timbré à deux francs cinquante et comme le second dactylographié recto verso. Quatre-vingt-huit lignes : Aline les a comptées. Quatorze attendus et notamment : SUR LA DEMANDE PRINCIPALE DU MARI : attendu que Davermelle a formé contre son épouse une demande en divorce, attendu que dame Davermelle s’est portée reconventionnellement demanderesse aux mêmes fins, attendu que par conclusions signifiées le 18 février 1966 Davermelle déclare n’avoir pu recueillir les témoignages nécessaires et renoncer à faire la preuve des faits par lui articulés…
A renoncé à faire la preuve ! À tout jamais il sera l’accusateur qui se rétracte. Aline se baisse, saisit sa robe grise, va l’accrocher, reprend sa lecture : PAR CES MOTIFS déclarons Davermelle mal fondé en sa demande… Vous entendez, les Quatre ? Mal fondé ! Écoutez la suite : Et recevant dame Davermelle en sa demande reconventionnelle, prononçons le divorce d’entre les époux à la requête et au profit de la femme…
Aline va suspendre son châle d’angora. Le meilleur est à la fin, après les clauses de garde et de visite, ces dernières scandaleusement généreuses envers le coupable. Nous disons bien : le coupable, légalement défini, le verbe employé pour ses obligations le proclame : Condamnons Davermelle à verser à sa femme une pension alimentaire… Condamnons Davermelle en tous dépens. On sait bien que les tribunaux, même civils, ne connaissent pas d’autre formule, qu’il ne leur semble pas être venu à l’idée d’employer des verbes moins blessants du genre contraindre, obliger, exiger. Non, c’est parfait : Louis est un condamné. Écoutez encore :
En conséquence la République française mande et ordonne à tous huissiers sur ce requis de mettre les présentes à exécution, aux procureurs d’y tenir la main, à tous officiers de la force publique d’y prêter main-forte… Vous voyez bien que le législateur lui-même veut que tout le monde soit prévenu, vous voyez bien qu’il faut que ça se sache ! Aline va ranger ses bas dont deux ont filé. En conséquence, il sera bon de laisser longuement traîner ce jugement sur la table de la salle, pour que nul n’en ignore, pour que celui-ci ou celle-là, quand Aline aura le dos tourné, vienne y jeter un petit coup d’œil.
On sonne et Aline, déjà engagée sur le palier, fait volte-face, saute à la fenêtre de sa chambre qui domine la rue. Voilà les invités du dîner rituel de Pâques : œufs mimosa, gigot, haricots verts mis en bocaux à Chazé, tourte aux prunes de conserve, également angevines. Voilà, en même temps, du renfort pour accueillir le non-invité quand il se présentera. Annette, qui, un samedi sur deux, va coucher chez Ginette, accompagne le ménage Fioux, dont les deux fils Arthur et Armand dépassent d’une bonne tête maintenant leur nabot de père. Aline tambourine aux carreaux. Vieux signal : Montez donc, les filles ! Les garçons vont rejoindre les garçons, dans leurs chambres, au sous-sol. Henri Fioux, qui n’a pas de jardin, qui trouve scandaleux l’abandon des plates-bandes, va se précipiter sur une serfouette et, en bon aide-comptable, semer des carottes ou des petits pois en rangs aussi bien alignés que ses colonnes de chiffres. Ce sera toujours ça de fait.
Déjà l’escalier retentit du crépitement des talons aiguilles. La chambre est envahie. Deux fois deux bises. Sautillent sur le lino, tout ponctué de petits trous, la maigre Annette, la grosse Ginette — assez ressemblantes d’ailleurs pour que Louis pût assurer que la première, passée au gonfleur, ne se distinguerait plus de la seconde. Sautille aussi Agathe, jaillie de la salle de bains pour le congrès des soutiens-gorge. Manque Rose… Mais Rose n’en fait jamais partie.
— Alors, tu vas refuser les enfants ? Tu ne crains pas d’avoir des histoires ? demande Ginette, très excitée.
S’il est un modèle de symbiose téléphonique, ce sont bien Aline, ses sœurs et ses amies qui du bureau, du café, d’un taxi-phone ou de chez elles, à toute heure, assurent les relais de la chronique. Aline, en rentrant, n’a donné qu’un coup de fil : à Emma, pour prendre son avis. La nouvelle a été aussitôt répercutée. Point n’est besoin de convaincre les sœurs, toutes gagnées et qui passeront sur le détail pour lui donner raison. Mais Agathe écoute ; et plaider pour son saint, de toute façon, encourage. Aline se lance :
— Léon a une belle angine de Vincent et Guy a la gorge un peu rouge. Ça tombe bien. De toute façon, il faut tenter le coup. La petite est là, elle vous dira elle-même qu’elle en a assez ! Les enfants travaillent toute la semaine. Auparavant, le dimanche, c’était leur dimanche, ils en faisaient ce qu’ils voulaient. Maintenant, une fois sur deux, c’est le dimanche de leur père. Contents, pas contents, il les emmène. Or, aujourd’hui, tombent à la fois Pâques et l’anniversaire d’Agathe. J’ai demandé l’autre jour à Louis de me laisser les Quatre un jour de plus, de venir les prendre demain… Pas question ! Il m’a même crié qu’il regrettait beaucoup d’avoir cédé ses droits à Noël, que je saisissais toutes les occasions pour les lui rogner.
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