— Toi, au lit !
Coup d’œil de Guy au cartel électrique qui, en principe, lui accorde encore vingt minutes.
— J’ai dit : au lit ! brame sa mère fonçant sur lui.
— Voyons, Aline !
Trop tard : l’intercession d’Emma ne la retiendra pas. Droite, gauche, ça part, ça claque, ça donne du cramoisi sur deux joues innocentes. Aline elle-même, ses bras et sa colère aussitôt retombés, en reste médusée. Guy se sauve en piaulant, incapable de comprendre que ce n’est pas lui, mais son père qui par procuration vient d’être giflé. Agathe, qui n’en doute pas, hausse ostensiblement les épaules et, sur ses bas, émigre à son tour. Les doigts dans les cheveux soigneusement décrêpés de Flore, Emma murmure :
— C’est malin ! Vous cherchez à le braquer ou quoi ?
— Au moins, il n’osera plus me parler de son père ! jette Aline avant de s’effondrer en larmes sur la table.
Mieux vaut laisser couler la fontaine. Il était entendu qu’Aline devait être tendre, devait gémir une phrase du genre : J’ai passé une bien triste journée sans vous, mes chéris. Mais les réflexes des abandonnées sont imprévisibles. Au moment où elles ont le plus besoin de se faire aimer, elles se vengent de l’absent sur n’importe qui. Emma, là-dessus, a douze ans d’expérience. L’insupportable très vite vous rend vous-même insupportable. Il faudrait enseigner aux victimes que plus elles crient, plus elles effarouchent les sympathies, plus elles absolvent ces bourreaux souriants qui par comparaison semblent trop mesurés pour avoir tous les torts. Se défend mieux qui se tait, calcule, s’organise…
— Au fait, dit Emma, le quatrième dimanche tombe le 26, lendemain de Noël. Donc pas de visite : la première moitié des vacances est à vous.
Aline renifle, mais se relève, intéressée :
— La seconde moitié est à lui. Il aura le jour de l’An.
Hoquet. Elle gémit :
— Les enfants ne pourront pas me souhaiter, dès minuit, la bonne année…
Mais Emma poursuit son idée :
— Ne deviez-vous pas aller à Chamrousse ?
— Avec quoi ? fait Aline qui n’a pas encore compris.
Emma va fermer la porte. Elle revient, elle chuchote :
— Ça vaudrait le coup d’emprunter, de vendre une bague, un meuble, n’importe quoi. Réfléchissez. Vos enfants ne sont jamais allés aux sports d’hiver. Ils s’en faisaient une joie. Si vous devez couper les vacances de Noël en deux et au surplus décompter le trajet, vous ne serez pas plus tôt arrivés à Chamrousse qu’il en faudra repartir. Demandez à Louis de vous céder ses jours.
— Il refusera, dit Aline.
— Parfait ! lance Emma. Les enfants lui sauront gré de les avoir privés de neige.
Et, dans un petit rire, elle abat ses cartes :
— D’ailleurs, s’il accepte, il ne sera pas plus blanc. Les enfants penseront qu’il se désintéresse bien vite d’eux… Vous dites ?
Aline a murmuré quelque chose d’inaudible, qu’un sourire complice exprime plus clairement. Cette Emma ! Elle exagère souvent. Elle ne pardonnera jamais aux hommes d’avoir été obligée de s’adresser à l’un d’eux pour devenir mère ; et ce d’autant moins que pour son seul plaisir il lui en faut encore consommer quelques autres. Mais dans la pratique elle est parfois de bon conseil.
— Ce n’est pas tout ça, reprend Emma, il faut que je rentre. Vous, Aline, si vous m’en croyez…
Aline la devance :
— Oui, dit-elle, je vais aller voir le petit dans sa chambre.
Débordant de son gémissant fauteuil d’osier, Mé était à sa place sous le sophora taillé en ombrelle, au bout de ce jardin dominant à pic une Argos trouble, tachée de vieux nénufars effrangés et lessivant mollement de longs bancs verdâtres, filandreux, entre lesquels affleurait de-ci, de-là, le fugitif dos gris d’un gardon. Pé aussi était à sa place, assis sur le mur de soutènement, haut d’un petit mètre côté salades, mais de trois et demi côté rivière où le dévoraient scolopendres et giroflées sauvages. Au-dessous le bateau, pas écopé depuis quinze jours et dont le caillebotis flottait sur une bonne couche d’eau sale, avouant l’importance des récentes giboulées, tirait sur sa chaîne cadenassée au bas de l’échelle de fer. Mais M. Rebusteau, l’œil vague, ne regardait rien : ni l’Argos qui s’engouffrait à droite sous le pont de la vicinale, ni à gauche les arbres encore nus du parc du marquis, ni même sa fille plantée sur le sablon et qui venait de dire :
— À propos, le jugement a été prononcé lundi. J’ai gagné.
— Ça, pour gagner, grogna M. Rebusteau, à qui perd gagne, on ne fait pas mieux !
— Ça non, on ne fait pas mieux ! fit M me Rebusteau, en écho.
Criarde ailleurs, fort soumise à Chazé, Aline ne craignait guère sa mère : bonne cassandre à l’aise dans la prédiction du petit malheur — renchérissement du veau, nocivité d’un courant d’air — et qui n’était plus devant les grands fléaux qu’une brebis du Seigneur stupéfiée par son injustice envers ses fidèles Rebusteau. Mais Léon Rebusteau, aussi régisseur à la maison qu’au château, inspirait à sa fille une affection craintive. Certes, elle savait garder son quant-à-soi. Elle avait mal pardonné certain propos, émis la veille de son mariage : Aline a trop de chance : son polichinelle, elle méritait de Vélever toute seule. Elle ne digérait pas la colère qu’avait piquée son père, lors des vacances de Noël, après avoir lu la lettre dictée à Louis par les avocats : Allez vous faire voir, ma chère ! Je ne rentrerai jamais. Vous savez bien que j’ai refait ma vie… Le cou, les pommettes, les oreilles violettes, auguste et définitif, ne s’était-il pas écrié :
— C’est indigne ! Non, Aline, tu ne te serviras pas de cette lettre de complaisance. En la produisant, en ne faisant pas tout ce que tu peux pour éviter le divorce, tu t’en rends complice.
Il avait même ajouté froidement :
— Et qu’est-ce que tu me racontes ? Tu devais aller à Chamrousse ? Tu as changé d’avis quand ton mari t’a prévenue de son intention d’aller exercer sur place son droit de visite ? Tu aurais dû au contraire saisir l’occasion pour essayer, loin de sa maîtresse, de te rabibocher avec lui. Tu ne devais pas renoncer pour une question d’argent. Je ne suis pas riche, je ne vois pas souvent les enfants, mais je me serais volontiers imposé un double sacrifice.
La mère elle-même, si proche du père, si pétrie des mêmes préjugés, en était restée médusée, avait trouvé le courage d’opiner :
— Enfin, Léon, qu’espères-tu ? Comme dit le vicaire, il n’y a aucune possibilité d’annulation en cour de Rome. Mais Aline a le droit de se défendre. Il suffit qu’elle ne se remarie pas.
Encore heureux que ni l’un ni l’autre n’aient appris la vérité ! À savoir que Louis, en éventant le piège, en proposant de se trouver à la station dans un autre hôtel, avait aussi offert de payer ; qu’Aline l’avait vu venir, le malin, rêvant sans doute d’improviser hors des jours légaux des rencontres sur les pistes avec les enfants, en l’absence de leur mère peu soucieuse de mettre le pied sur une latte ; qu’Aline avait donc menti à tout le monde en inventant une invitation pressante de la famille, une quinzaine de consolation mutuelle à Chazé, où Louis ne s’aventurerait pas. Se défendre ? Voilà, elle se défendait. Elle n’avait pas voulu le divorce. Il avait divorcé, lui. Elle était divorcée, elle. Nuance ! Elle n’acceptait pas de se sentir coupable. Le Sacrement ? Bien qu’ayant cessé de pratiquer depuis son mariage, elle n’y était, certes, pas indifférente ; mais c’est avec les Quatre qu’elle en demeurait gardienne. Et puis franchement le divorce avait bien quelques avantages… Toucher son dû — son maigre dû — au lieu de quêter misérablement à chaque apparition de Monsieur, ne plus avoir besoin de ses avis, de sa signature, ne plus se mépriser, ne plus attendre pour rien, se comporter en chef de famille, découvrir l’autonomie, ce n’était pas négligeable. Un affreux, en vous portant le dernier coup, parfois vous rend service.
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