*
Comme elle le craignait, les Quatre, alertés par le mot maître, avaient brusquement cessé de jouer. Le regard en dessous, ils feignaient de s’intéresser au croquis abandonné par leur père et où figurait une Agathe aérienne, folâtre, bien différente de celle qui, méfiante, renfrognée, s’abritait maintenant derrière le dos de Léon, comme si on l’avait attirée dans un traquenard.
— C’est bien toi, dit M me Davermelle, lorgnant le dessin.
Le visage enduit d’un lénifiant sourire, elle se morfondait, elle aussi. Les réunions de famille allaient devenir commodes ! Agathe prenait bien vite parti. Le plus étrange, du reste, était de voir sa bouille — signée Louis — toute fripée d’inquiétude pour sa mère, quand Rose — réplique d’Aline — essayait de sourire à son père accouru près de l’appareil et peu soucieux de tamiser sa voix :
— Une seconde, je prends mon carnet et tu me dictes le texte.
— Qui m’aide à mettre le couvert ? fit la grand-mère pour éloigner son monde.
Ils suivirent tous, mais ne furent qu’oreilles en tirant du buffet ces assiettes à fleurs que, pour une fois, ils posaient en silence sur la table de la salle à manger, séparée du vivoir par une cloison mobile qui hélas ! était ouverte. Ils le voyaient bien, leur père, la tête couchée à gauche, le récepteur coincé dessous, griffonnant péniblement ce qui grésillait pour lui seul dans l’ébonite, mais que le commentaire, si bref fût-il, laissait bien deviner : C’est un peu sec, non ?… Tu ne veux pas que j’arrondisse ?… Enfin ! Tu sais mieux que moi, je te fais confiance. Ils les voyaient bien, leur grand-père, là-bas, dans son coin, comme auprès d’eux leur grand-mère, comme chacun des frères et sœurs, participer à un vrai festival de têtes de bois. Mais Louis semblait ne s’apercevoir de rien. Bon, je recopie et j’envoie ça tout de suite. Faut-il recommander ? De guerre lasse, M me Davermelle, sans explication, repoussa la cloison mobile : juste au moment où Louis, quittant l’appareil pour tendre à son père une page arrachée de son carnet, s’entendait dire :
— Ça, non. Je n’ai pas d’avis. Fais-en ton affaire.
21 heures 5
Aline, derrière le brise-bise, surveille la nuit finement rayée par la bruine où se délaie la lumière fade de trois réverbères.
— Patience ! Ils ne sont pas loin, dit Emma.
Aux obligations de ce premier jour de visite, Aline n’avait pas pensé ; ni sa sœur de Paris, ni sa sœur de Créteil. Emma, si. Emma pense toujours à tout. Elle est arrivée à cinq heures, avec sa gamine. Elle s’est même excusée :
— J’avais des devoirs à corriger, sinon je serais venue plus tôt. J’étais sûre de vous trouver dans cet état-là. S’il fallait que j’envoie Flore à son père…
Flore a levé le nez, étonnée. Nul n’ignore que sa mère l’a eue d’un collègue guinéen quand elle était institutrice à Conakry ; qu’elle l’a soigneusement élevée pour elle sans s’occuper plus longtemps du monsieur.
— Vous ne faites rien, Aline, a repris Emma. On dîne entre filles. Je me charge de tout.
Femme seule, c’est une vraie sœur de charité pour femmes seules : avec une véhémence de propos qui ravigote. Emma n’a guère que des amies séparées ou en instance de l’être, le plus souvent recrutées parmi les mères de ses élèves. De remarque anodine : Comment se fait-il, madame ? On ne voit jamais le papa, en réponse gênée : C’est que, madame, nous-mêmes, on ne le voit pas beaucoup, elle est vite embusquée à la sortie de l’école, s’apitoyant sur la maman, peu à peu confessée, prêchée, prise en main : Les pauvres ! Elles se défendent si mal. Emma sait tout : les lois, les droits, les coûts, les formalités, les adresses ; elle n’est jamais si heureuse qu’en parvenant parfois à coincer un affreux, ce terme s’étendant du reste aux époux qui le sont sans conteste comme aux maris susceptibles de le devenir.
Particulièrement déçue ce dimanche par la sottise d’une de ses protégées — vous savez, la mère du petit Gonzague, figurez-vous qu’elle a repris son ivrogne —, Emma a enfilé d’autorité le sarrau d’Aline. Elle a battu, retourné, plié l’omelette au jambon en prenant grand soin de ne pas rayer la poêle de teflon — ce que les hommes font à chaque coup quand ils s’en servent. Après les crêpes, après le café, elle s’est jetée sur la lavette, en faisant remarquer que, c’est une règle, dans une maison où l’argent file aux gueuses, il n’y a jamais de machine à laver la vaisselle. Enfin, à neuf heures cinq, elle s’est embossée à la fenêtre près d’une Aline hérissée qui regarde incessamment sa montre :
— Il faudra avertir Louis d’avoir à ramener désormais les enfants à l’heure. Mais surtout, eux, ne les secouez pas.
Aline ne répond pas. C’est la première fois que les Quatre lui sont tous ensemble sortis de dessous l’aile. Elle imagine le pire. L’accident. Le rapt. Elle écarquille les yeux. Un siècle s’est passé quand, dix minutes plus tard, elle s’écrie enfin :
— Les voilà !
*
Louis vient en effet de les déposer au coin de la rue pour s’éviter le détour du sens unique, et les Quatre s’avancent à la file indienne dans l’ordre inverse de leurs dates de naissance.
Guy, tête nue, son cache-nez et son imper sur le bras, longe le bord du trottoir et saute de dalle en dalle en évitant de marcher sur les raies. Il y réussit bien d’ordinaire. Quel autre souci lui fait donc rater une fois sur deux son coup ?
Suit Rose, empaquetée au contraire dans sa gabardine, à capuche rabattue sur cette idée fixe : Est-ce vraiment fichu ? qu’elle a en dernière minute glissée dans l’oreille de sa grand-mère.
Suit Agathe, sous sa pèlerine transparente : cloche de plastique froissée, dont ses jambes battent le bourdon.
Enfin, Léon ferme la marche, sérieux, neutre, campé au milieu de l’asphalte et, d’un doigt, essuyant ses lunettes.
Ils ne se parlent pas. Ils ne se rapprochent pas les uns des autres. Mais courbés en avant, ils démarrent tous en même temps sous l’averse qui, soudain, succède à la bruine et, précédés par la flèche mouillée du chat renonçant à ses amours, ils se ruent sur le portillon ; ils escaladent en deux enjambées les six marches, ils tapent des pieds sur le paillasson ; ils déboulent dans le couloir, puis dans la cuisine où leur mère est comme empalée sur son indignation :
— Et alors ? crie-t-elle. J’allais téléphoner au commissariat.
— Votre papa ne vous a pas raccompagnés ? dit Emma.
Rose a compris. La mère Valdoux, tiens donc ! Elle bougonne, en repoussant la porte :
— Papa nous a laissés au coin de la rue. Et puis, quoi ! On n’a pas cinq ans.
Léon salue sommairement de la main, dit Bonsoir ! d’une voix creuse. Il est le seul homme de la maison désormais. L’exemple de son père, impavide parmi les cris, l’a depuis longtemps convaincu. Que la mère tempête ou que la pendule sonne, il suffit d’opposer aux décibels une surdité polie. Il file, tranquille, sur les talons de Rose. Mais Agathe, à qui ne viendrait pas une seconde l’idée qu’on ose s’en prendre à elle, retire ses bottillons boueux pour les passer sous le robinet. Aline voudrait hurler : que ça bouche l’évier, que personne ne l’a embrassée, qu’on la traite en quantité négligeable. Elle ne peut pas. Elle ne peut rien contre Agathe. Elle regarde Emma qui la regarde aussi, les sourcils haut relevés, insistants, pour conseiller la paix. Mais Aline est trop survoltée pour rater le point faible où décharger sa foudre. Voilà Guy, trop dansant, trop satisfait de sa montre et qui dit naïvement : Vise le truc : c’est papa qui me l’a donné. Voilà ce petit bougre qui parle de son père, qui ressemble à son père si fort qu’on dirait qu’il le fait exprès. Ce nez, ces yeux, ce menton, cette montre… Si c’est papa qui lui donne tout, tant pis ! C’est Guy qui va trinquer :
Читать дальше